Page images
PDF
EPUB

qu'on ne doit pas espérer et qu'il n'est point juste de les entretenir dans l'ignorance des véritables regles là-dessus, d'ailleurs le plus sûr moyen de les tenir dans leur devoir est de leur persuader qu'il faut supporter les défauts d'autrui, qu'on ne doit pas même en juger légèrement, qu'ils paroissent souvent plus grands qu'ils ne sont, qu'ils sont réparés par des qualités avantageuses, et que, rien n'étant parfait sur la terre, on doit admirer ce qui a le moins d'imperfection; enfin, quoiqu'il faille réserver de telles instructions pour l'extrémité, il faut pourtant leur donner les vrais principes, et les préserver d'imiter tout le mal qu'ils ont devant les yeux.

Il faut aussi les empêcher de contrefaire les gens ridicules; car ces manieres moqueuses et comédiennes ont quelque chose de bas et de contraire aux sentiments honnêtes : il est à craindre que les enfants ne les prennent, parceque la chaleur de leur imagination et la souplesse de leur corps, jointes à leur enjouement, leur font aisément prendre toutes sortes de formes pour représenter ce qu'ils voient de ridicule.

Cette pente à imiter qui est dans les enfants produit des maux infinis quand on les livre à des gens sans vertu qui ne se contraignent guere devant eux. Mais Dieu a mis, par cette pente, dans les enfants

TOME III.

E

de quoi se plier facilement à tout ce qu'on leur montre pour le bien. Souvent, sans leur parler, on n'auroit qu'à leur faire voir en autrui ce qu'on voudroit qu'ils fissent.

E

CHAPITRE V.

Instructions indirectes: il ne faut pas presser les enfants.

Je crois même qu'il faudroit souvent se servir de ces instructions indirectes, qui ne sont point ennuyeuses comme les leçons et les remontrances, seulement pour réveiller leur attention sur les exemples qu'on

leur donneroit.

Une personne pourroit demander quelquefois devant eux à une autre, Pourquoi faites-vous cela? et l'autre répondroit, Je le fais par telle raison. Par exemple : Pourquoi avez-vous avoué votre faute? C'est que j'en aurois fait encore une plus grande de la désavouer lâchement par un mensonge, et qu'il n'y a rien de plus beau que de dire franchement, J'ai tort. Après cela, la premiere personne peut louer celle qui s'est ainsi accusée elle-même: mais il faut que tout cela se fasse sans affectation, car les enfants sont bien plus pénétrants qu'on ne croit; et dès qu'ils

ont apperçu quelque finesse dans ceux qui les gouvernent, ils perdent la simplicité et la confiance qui leur sont naturelles.

Nous avons remarqué que le cerveau des enfants est tout ensemble chaud et humide, ce qui leur cause un mouvement continuel. Cette mollesse de cerveau fait que toutes choses s'y impriment facilement, et que les images de tous les objets sensibles y sont très vives: ainsi il faut se hâter d'écrire dans leur tête pendant que les caracteres s'y forment aisément. Mais il faut bien choisir les images qu'on y doit graver; car on ne doit verser dans un réservoir si petit et si précieux que des choses exquises; il faut se souvenir qu'on ne doit à cet âge verser dans les esprits que ce qu'on souhaite qui y demeure toute la vie. Les premieres images gravées pendant que le cerveau est encore mou et que rien n'y est écrit, sont les plus profondes. D'ailleurs elles se durcissent à mesure que l'âge desseche le cerveau; ainsi elles deviennent ineffaçables : de là vient que, quand on est vieux, on se souvient distinctement des choses de la jeunesse, quoiqu'éloignées; au lieu qu'on se souvient moins de celles qu'on a vues dans un âge plus avancé, parceque les traces en ont été faites dans le cerveau lorsqu'il étoit déja desséché et plein d'autres images.

Quand on entend faire ces raisonnements, on a

peine à les croire. Il est pourtant vrai qu'on raisonne de même sans s'en appercevoir. Ne dit-on pas tous les jours, J'ai pris mon pli, Je suis trop vieux pour changer, J'ai été nourri de cette façon? D'ailleurs ne sent-on pas un plaisir singulier à rappeller les images de la jeunesse? les plus fortes inclinations ne sontelles pas celles qu'on a prises à cet âge? Tout cela ne prouve-t-il pas que les premieres habitudes sont les plus fortes? Si l'enfance est propre à graver des images dans le cerveau, il faut avouer qu'elle l'est moins au raisonnement. Cette humidité du cerveau qui rend les impressions faciles, étant jointe à une grande chaleur, fait une agitation qui empêche toute application suivie.

Le cerveau des enfants est comme une bougie allumée dans un lieu exposé au vent: sa lumiere vacille toujours. L'enfant vous fait une question; et avant que vous répondiez, ses yeux s'enlevent vers le plancher, il compte toutes les figures qui y sont peintes, ou tous les morceaux de vitres qui sont aux fenêtres si vous voulez le ramener à son premier objet, vous le gênez comme si vous le teniez en prison. Ainsi il faut ménager avec grand soin les organes en attendant qu'ils s'affermissent: répondezlui promptement à sa question, et laissez-lui en faire d'autres à son gré. Entretenez seulement sa curiosité,

et faites dans sa mémoire un amas de bons matériaux: viendra le temps qu'ils s'assembleront d'eux-mêmes, et que, le cerveau ayant plus de consistance, l'enfant raisonnera de suite. Cependant bornez-vous à le redresser quand il ne raisonnera pas juste, et à lui faire sentir sans empressement, selon les ouvertures qu'il vous donnera, ce que c'est que tirer droit une conséquence.

Laissez donc jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle et avec un visage riant; gardezvous de le fatiguer par une exactitude indiscrete.

Si l'enfant se fait une idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le déréglement se présentent à lui sous une figure agréable, tout est perdu, vous travaillez en vain. Ne le laissez jamais flatter par des esprits ou par des gens sans regle: on s'accoutume à aimer les mœurs et les sentiments des gens qu'on aime; le plaisir qu'on trouve d'abord avec les malhonnêtes gens fait peu-à-peu estimer ce qu'ils ont même de méprisable.

Pour rendre les gens de bien agréables aux enfants, faites-leur remarquer ce qu'ils ont d'aimable et de commode, leur sincérité, leur modestie, leur désintéressement, leur fidélité, leur discrétion, mais surtout leur piété, qui est la source de tout le reste.

« ՆախորդըՇարունակել »