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il n'a pu ni dû être entièrement évité. Sans compter l'indispensable scène de la statue, n'est-il pas vrai que celle de Done Elvire (vio de l'acte IV), celle de Dom Carlos et de Dom Alonse (iv de l'acte III), et le discours presque cornélien de Dom Louis ont un accent qui n'est pas ordinaire dans les pièces de notre auteur ? et peut-être faut-il, dans celle-ci, reconnaître un genre mixte, qui la laisse assez différente d'ailleurs des tragi-comédies de ce temps, et dans lequel Molière s'est trouvé tout à coup passé maître. Il n'en est pas moins certain que, par le caractère dominant, si Nicomède et Dom Sanche sont des tragédies, Dom Juan reste bien une comédie. Molière voulut, de plus, que ce fût une comédie toute française. Il imagina une peinture hardie et profonde de l'homme de cour corrompu, du « grand seigneur méchant homme, » qui, dans le vice et jusque dans le crime, porte encore l'élégance, léger autant que froidement cruel dans ses noirceurs, plein de faussetés lâches, quoique toujours intrépide en face du danger, incomparable dans le triple talent de perdre les femmes, de tenir l'épée ferme et de ne pas payer ses dettes. Il le représenta tel qu'il était de son temps, et qu'on pouvait le voir à Versailles, avec sa perruque bien frisée et des plumes à son chapeau. «< Toujours des marquis1! » disait-on à Molière. Oui, ici encore, c'était le marquis, non plus toutefois chargé du rôle de « plaisant de la comédie, »> mais effrayant par sa perversité. Il était difficile qu'un semblable scélérat pût, avec l'indignation, provoquer le rire, n'ayant rien du ridicule qui, chez Tartuffe, se mêle à l'odieux. Il a cependant gardé quelque chose de comique; et comment? par son humeur spirituellement railleuse.

Mais cet insolent débauché, plein d'ironie piquante et hautaine, fanfaron d'immoralité et d'impiété, n'est-ce pas le roué de la Régence, que Molière a d'avance connu? Nous n'avons pas besoin de supposer un pressentiment si singulier du prochain avenir. Tout simplement, Molière a su voir ce qui déjà existait à son époque, l'homme de qualité sans mœurs et sans Dieu. M. Sainte-Beuve 2 cite Retz et Lionne comme « de vrais

1. Impromptu de Versailles, scène 1 (tome III, p. 401). 2. Port-Royal, tome III, p. 3o3.

MOLIÈRE. V

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originaux du Dom Juan; » non assurément pour faire entendre que Molière ait particulièrement songé à eux; mais il veut donner ces deux exemples, choisis parmi plusieurs autres, des gentilshommes libertins au dix-septième siècle. A ces noms on pourrait joindre ceux des jeunes débauchés qui furent accusés des impiétés de la fête de Roissy, en 1659, Vivonne, Mancini, Manicamp, et le comte de Guiche1.

M. Michelet a cru devoir donner au Dom Juan une véritable portée historique. « Ce qui saisit, dit-il, dans cette fresque brusquée sur l'heure et pour l'heure même, c'est l'audace de l'à-propos'. >> Il dit encore que là le poëte << porta aux marquis le coup décisif et terrible. » Si l'on baisse un peu le ton, il y a du vrai; mais l'historien s'égare dans une de ses trop subtiles conjectures, dans un des rêves familiers à ses dernières études, lorsque à ce portrait, non pas individuel, mais général, du gentilhomme dépravé, il donne un nom, celui de Vardes. Il imagine tout un roman : Molière, qui savait lire dans la pensée du maître, jouait pour lui le châtiment de Vardes, tel qu'il s'apprêtait; c'était Vardes en personne qui disparaissait dans la trappe. En effet, six semaines après le 15 février 1665, « la main du Commandeur.... serra Vardes,... le plongea au plus bas cachot d'une citadelle3. » Cette allusion préméditée à une catastrophe imminente n'a pas plus de réalité que ce que M. Michelet nous dit encore des deux publics, de celui de la ville, qui ne reçut pas bien la pièce, <<< fut de glace, » et de celui de la cour, qui, « contre Molière, admira Dom Juan, le trouva parfait gentilhomme. » Où est la trace soit de l'un, soit de l'autre de ces accueils tout contraires faits à notre comédie? Où voit-on que Louis XIV, dont Molière aurait deviné et secondé les desseins, ait pris, comme il eût dû le faire dans de semblables circonstances, quelque intérêt à une œuvre, sitôt mise de côté, sans doute par son ordre ? Il

1. Mémoires de Madame de Motteville, édition de M. Riaux, tome IV, p. 147 et 148; Mémoires de Bussy, édition de M. Ludovic Lalanne, tome II, p. 89 et suivantes, et, à l'Appendice de ce tome II, p. 419 et suivantes.

2. Histoire de France, tome XIII, édition de 1860, p. 68, 3. Ibidem, p. 69 et 70.

reste donc seulement ceci d'incontestable, que Molière avait fait une peinture vivante, contemporaine; qu'il n'avait trouvé son modèle ni dans la vieille Espagne, ni en Sicile, où il feignit de mettre la scène, mais parmi nos courtisans français.

Il traita les accessoires de sa peinture, de manière à ne permettre aucun doute sur le caractère national qu'il lui donnait. On trouve dans ses charmantes scènes de paysans et de paysannes la physionomie, le caractère particulier, les mœurs et la langue de nos campagnes. L'épisode, devenu si populaire par sa vérité comique, de M. Dimanche ne laisse pas chercher les créanciers de Dom Juan ailleurs que dans les boutiques de Paris.

Il s'appropria encore le sujet par une autre innovation. Sans le dénaturer, il trouva moyen de le plier à la pensée qui le préoccupait dans ce temps de lutte contre les persécuteurs, en face de qui son courage ne voulait pas désarmer. Pour leur rendre coup pour coup, il n'eut besoin que d'un développement de caractère qui semblait naturellement suggéré par la logique du moraliste. Dom Juan, à qui l'hypocrisie devait peu coûter parce qu'il était sans religion, devint sans peine un autre Tartuffe, sous un costume différent et sous un nouvel aspect ainsi la précédente comédie s'est trouvée avoir comme une suite, un redoublement. Un dessein tout de circonstance et la vérité absolue se sont conciliés ici sans rien de forcé et avec un rare bonheur, où l'art triomphe.

L'idée d'un Tartuffe homme de cour était heureuse. Peutêtre Molière l'avait-il eue en remarquant un léger trait que nous avons vu indiqué par plusieurs de ses devanciers ceuxci, dans quelques scènes où Dom Juan grimace la dévotion, l'avaient fait, nous l'avons dit, plutôt railleur que vraiment hypocrite. Mais les premières scènes du cinquième acte de Molière ont un autre sens, une autre portée. Une ironie de mauvais goût, une méchante plaisanterie n'est plus ce dont il s'agit dans le rôle que joue Dom Juan avec son père et avec le frère d'Elvire. Sa nouvelle infamie met le comble à toutes les autres, au moment où la vengeance du Ciel va tomber sur lui; et par là, pour la première fois peut-être, il fait désespérer de son salut: Sganarelle le remarque bien, quand il voit son maître embrasser décidément la profession d'hypo

crite, et qu'il l'entend en développer les merveilleux avantages. Paraîtrons-nous trop rigoureux si nous disons qu'en cet endroit la fameuse tirade de Dom Juan a peut-être un défaut? Le personnage, ce que nous croyons sans autre exemple chez Molière, y parle, ce semble, moins que l'auteur, et s'adresse plutôt au public qu'au valet, un peu trop simple pour entendre un tel langage. La préoccupation d'une polémique encore toute brûlante est manifeste, et l'a cette fois emporté sur la parfaite vraisemblance. Quoi qu'il en soit, voilà Molière revenu au combat contre les faux dévots, en même temps que, complétant les vices de Dom Juan par « le vice à la mode, »> il achève d'un dernier trait la peinture d'une âme noire. Cette dernière forme qu'il a donnée à la scélératesse de Dom Juan n'a rien d'inattendu. Il l'a préparée et fait pressentir de bonne heure, dès la scène i du Ier acte. Là, du reste, et même dans les scènes du cinquième acte, quoi que nous ayons dit de l'hypocrisie de Dom Juan bien autrement prononcée que dans les autres pièces sur le même sujet, elle ne va pas non plus sans beaucoup de moquerie qui s'y mêle. Le jeu sérieux et le persiflage se confondent. Notre hypocrite, toujours moqueur, ne joue point son personnage en pied plat, comme le gentilhomme douteux qui exploite la crédulité d'Orgon, mais en vrai grand seigneur dont le masque de dévotion reste insolent. Cette tartufferie d'homme bien né, une des variétés du genre, qui laisse le caractère conséquent avec lui-même, est surtout marquée avec sa nuance dans la scène où Dom Juan refuse, au nom du Ciel, de donner satisfaction à Dom Carlos par un mariage avec sa sœur, et, ne voulant pas non plus offenser la loi divine par un combat singulier, indique cependant par quelle petite rue il va passer avec son épée, qui sera toujours prête, s'il ne s'agit que de se défendre. Nous avons une autre raison de relever ce trait: Molière, on n'en peut guère douter, l'a tiré de la septième provinciale de Pascal, et a fait de Dom Juan un casuiste de l'école du << grand Hurtado de Mendoza: » nouvelle preuve, après celles qui sont indiquées dans la notice du Tartuffe, que Molière ne songeait pas à ménager les jésuites plus que les jansénistes.

Cette seconde campagne contre l'hypocrisie renouvelait le scandale de la première. Mais ce qui fut regardé comme plus

scandaleux encore, ce fut l'athéisme marqué en traits audacieux. La comédie ne semblait pas faite pour des peintures si fortes. On se demanda si, dans son irritation contre l'intolérance religieuse, l'auteur n'en était pas venu à se jouer de toute croyance en Dieu. Que ne s'était-il contenté de nous montrer, comme Tirso de Molina, un libertin frivole, qui demeure au fond, comme tout Espagnol, un croyant, un catholique, et qui offense la religion, sans la nier? Faut-il dire cependant que Molière ait entièrement innové en faisant de Dom Juan un athée? Nous avons parlé d'un auto sacramental joué, dit-on, avant le drame de Tirso, dans les couvents d'Espagne, sous le titre de l'Athée foudroyé1. Ce même titre fut donné par Dorimond à sa pièce; comme ce fut seulement en 1665, il se peut que c'ait été après la représentation de Dom Juan'. Ce qui du moins est certain, c'est que Dorimond et Villiers avaient déjà donné à leur principal personnage un caractère très-décidé d'impiété. C'est un homme

Qui se moque de tout, ne craint ni dieux ni diables 3.

Toutefois aucun des devanciers de Molière n'avait mis l'athéisme sur la scène aussi peu déguisé qu'il l'est, sous les insolentes réticences et sous les railleries, dans le dialogue de Dom Juan avec Sganarelle, par lequel s'ouvre l'acte III, et dans la scène du Pauvre.

On ne pouvait nier non plus que, dans la catastrophe, l'impénitence de Dom Juan, plus altière encore chez Molière que chez ceux qui l'avaient précédé, ne laissât une impression de grandeur sauvage qui pouvait paraître dangereuse; et que, sous le feu céleste qui l'écrase, le Prométhée à la perruque blonde n'eût le regard trop ferme pour ne donner aucun doute sur l'effet cherché par l'auteur. Les scrupuleux remarquèrent que les lamentations burlesques de Sganarelle, bien

Séville

1. Voyez ci-dessus, p. 14. Cet Ateista fulminado est mentionné par M. Antoine de Latour dans les Études sur l'Espagne, et l'Andalousie, tome II, p. 102, et par Castil-Blaze, dans Molière musicien, tome I, p. 228 et 229.

2. Voyez ci-dessus, p. 16.

3. Le Festin de Pierre..., par le Sr de Villiers, acte II, scène Iv.

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