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LE MISANTHROPE'.

COMÉDIE.

ACTE I.

SCÈNE PREMIÈRE.

PHILINTE, ALCESTE.

PHILINTE.

Qu'est-ce done? Qu'avez-vous?

ALCESTE 2.

Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE.

Mais encor dites-moi quelle bizarrerie....

ALCESTE.

Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE.

Mais on entend les gens, au moins, sans se fàcher.

ALCESTE.

Moi, je veux me fàcher, et ne veux point entendre.

5

J. Sur un ancien sous-titre de la pièce, voyez ci-dessus, p. 384 et p. 440, note 2. 2. ALCESTE, assis. (1682, 1734.) L'estampe de Brisart qui précède la pièce dans l'édition de 1682 représente ce début de scène : Alceste, qui vient de se jeter sur une chaise, ne tourne que la tête du côté de Philinte, debout à sa droite, pour lui adresser une de ses brèves répliques : le geste expressif de la main gauche semble appuyer celle du vers 5. — La méchante estampe qui est au-devant de l'édition originale montre aussi Alceste assis et Philinte debout,

PHILINTE.

Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
Et quoique amis enfin, je suis tout1 des premiers....
ALCESTE2.

Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers'.

J'ai fait jusques ici profession de l'être;

Mais après ce qu'en vous je viens de voir paroître *,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,

Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

PHILINTE.

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Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte *?

ALCESTE.

Allez, vous devriez mourir de pure honte;
Une telle action ne sauroit s'excuser,

Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,

Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements;

15

Et quand je vous demande après quel est cet homme,
A peine pouvez-vous dire comme il se nomme;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.

20

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1. L'édition originale a tous, faute évidente.

2. ALCESTE, se levant brusquement. (1682, 1734.)

3. L'expression est dans la Comédie des proverbes d'Adrien de Montluc (1633), acte III, scène :

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Rayez cela de sur vos papiers. « On dit Otez, rayez cela de dessus vos papiers, pour dire : Ne faites point votre compte là-dessus. >> (Dictionnaire de l'Académie, 1694.)

4. L'orthographe de la première édition est parestre; elle a aussi plus bas, dans un jeu de scène, à la suite du vers 261: parét pour paroît.

5. Conte, dans les éditions antérieures à 1710.

6. Doit s'en scandaliser. (Une partie du tirage de 1734, mais non 1773.) 7. Voyez, pour un emploi, remarquable aussi, du mot charger, le vers 178 de Sganarelle (tome 11, p. 177).

8. La mode de ces caresses et embrassades, déjà ridiculisée par Molière dans

Morbleu! c'est une chose indigne, làche, infàme,
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme1;
Et si, par un malheur, j'en avois fait autant,
Je m'irois, de regret, pendre tout à l'instant.

PHILINTE.

Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.

ALCESTE.

Que la plaisanterie est de mauvaise grâce!

PHILINTE.

Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?

ALCESTE.

25

30

Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur, On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

PHILINTE.

Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,

les Précieuses, et dans les Fâcheux (vers 99-102, tome III, p. 41), était ancienne à la cour. Monluc en a parlé pour un temps où c'était d'ordinaire de tout autres sentiments que l'indifférence qu'elle servait à couvrir : « Cependant que j'ai été à la cour, dit-il, j'en ai vu plusieurs qui se faisoient faux-feu, et se fussent entre-mangés, s'ils eussent pu, qui toutesfois se faisoient bonne mine, s'embrassant et caressant comme s'ils étoient les meilleurs amis du monde. Je n'ai su jamais faire ce métier : j'ai porté au front ce que j'ai dedans le cœur.» Voyez ci-après, p. 446, note 2, et comparez les vers 653-656.

1. Jusqu'à dire le contraire de ce qu'on pense, jusqu'à cette trahison envers soi-même, à ce démenti donné à sa propre pensée. Mlle de Scudery avait dit de même, dans ce portrait de Mégabate cité à la Notice (ci-dessus, p. 389 et 390): « Il.... ne peut abaisser son âme à dire ce qu'il ne croit pas.... Toute la violence de sa passion n'eût pu l'obliger à trahir ses sentiments. »

2. Dans les Femmes savantes (acte IV, scène 11) on lit aussi :

Pour moi, par un malheur, je m'aperçois, Madame,

Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme.

a Par le jeu des acteurs certainement, à l'entrée de Jodelet, scène x1 (tome II, P. 99).

Livre VI de ses Commentaires, édition de Ruble, tome III, p. 139. Qui se faisaient de vaines et fausses caresses; faire faux-feu se disait d'une arme dont l'amorce seule prenait feu.

Il faut bien le payer de la même monnoie',

Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments. 40

ALCESTE.

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations*,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,

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Et traitent du même air3 l'honnête homme et le fat".
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,

5 ი

1. Sur la prononciation de ce mot au dix-septième siècle, voyez le Dictionnaire de M. Littré.

2. M. Moland rappelle le rapprochement que M. Saint-Marc Girardina a fait, avec ces vers de Molière, du passage suivant de la Mère coquette de Quinault (acte I, scène ш); la pièce avait été jouée en 1664 et imprimée en 1665. Acante dit là au Marquis:

Estimez-vous beaucoup l'air dont vous affectez
D'estropier les gens par vos civilités,

Ces compliments de main, ces rudes embrassades,
Ces saluts qui font peur, ces bonjours à gourmades?

Voyez ci-dessus, la note du vers 24; et, à la note sur le vers 102 des Fâcheux (tome III, p. 41), un passage où Regnard, longtemps après, raillant à son tour ces mêmes affectations de parole et de geste, semble avoir imité Molière et Quinault.

3. De la même façon, comme plus loin aux vers 900 et 1351, comme au vers 1921 de l'Étourdi (tome I, p. 231), dans la Critique de l'École des femmes, tome III, p. 346, et dans Dom Juan, ci-dessus, p. 95.

4. Honnête homme doit s'entendre ici, comme aux vers 140 et 1507, d'un homme méritant, non-seulement cette espèce de considération que le ridicule fait perdre, mais une estime plus sérieuse encore (voyez au vers 370).

5. Voyez, sur ce mot de fat, tome IV, p. 410, note 1; il semble se rapprocher, dans ce vers, du terme plus énergique de faquin, qui est quatre vers plus loin, et signifier un homme sans mérite, ou peu digne d'estime, et qui se met

en vue.

a Cours de littérature dramatique, 7o édition, tome I, p. 367, note 1.

Et vous fasse de vous un éloge éclatant,

2

Lorsque au premier faquin' il court en faire autant?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;

Et la plus glorieuse a des régals peu chers3,
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,

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Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu! vous n'êtes pas pour être de mes gens'; 60
Je refuse d'un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence;

1. Homme de valeur ou de caractère équivoque qui se donne un rôle, fait ou cherche à faire figure. Boileau, dans le vers 24 de sa satire x1 (de 1698), a bien déterminé le sens de ce mot. Dans le monde, dit-il, on voit

le plus vil faquin trancher du vertueux.

2. Il n'y a point de cœur un peu bien placé, d'âme un peu haute, un peu fiere.

3. A peu de quoi vous régaler, vous réjouir, a peu de prix. Comme le remarque Génin, cher a le même sens ici que dans ce vers des Femmes savantes (acte V, scène 1, Henriette à Trissotin) :

Portez à quelque autre
Les hommages d'un cœur aussi cher que le vôtre,

d'un cœur d'aussi haut prix. Boileau citait ce vers à Brossette comme un exemple « du jargon » qui se rencontre quelquefois dans Molière : voyez les notes de Brossette conservées à la Bibliothèque nationale, fo 12 r° et vo, ou p. 515 du volume Laverdet. « M. Despréaux m'a dit, ajoute Brossette à ce propos et à propos d'autres vers, qu'il avoit voulu souvent obliger Molière à corriger ces sortes de négligences, mais que Molière ne pouvoit jamais se résoudre à changer ce qu'il avoit fait. » Le temps manquait à Molière et il pouvait avoir d'autres raisons encore pour ne pas se rendre à toutes les critiques (voyez ci-dessus à la Notice, p. 392, note 4).

4. Auger remarque que ce tour, qu'on a déjà rencontré dans les pièces antérieures, est surtout fréquent dans le Misanthrope: voyez les vers 259 et 260, 673, 1607, 1781 et 1782.

a Voyez le vers 732 des Fácheux (tome III, p. 89), la scène ire de l'Impromptu de Versailles (tome III, p. 392), et le vers 1720 du Tartuffe (tome IV,

p. 511).

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