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raison qu'il en a faite avec le Burlador1, il dit : « Quoi de plus invraisemblable que de supposer que Molière a pu le chercher ailleurs qu'en Espagne, lui qui, à l'exemple de Rotrou et des deux Corneille, a tant de fois puisé à la même source2?» Et, de fait, s'il est douteux que Dom Garcie de Navarre ait été imité de quelque auteur espagnol, la Princesse d'Élide est tirée d'une comédie de Moreto, dont aucune traduction ne paraît avoir existé au dix-septième siècle3. La langue espagnole d'ailleurs était alors familière en France aux esprits cultivés. Il est difficile d'admettre que Molière ne la sût pas. L'inventaire fait après son décès signale, dans sa bibliothèque, quarante volumes de comédies françaises, italiennes, espagnoles. Le Burlador s'y trouvait peut-être.

Sur le fait de la connaissance directe que Molière aurait eue de cette pièce, il ne resterait plus de place au moindre doute, si l'on pouvait recueillir quelques indices d'emprunts faits par lui aux vers de Tirso. On croit en découvrir un dans cette fin de l'acte IV de Dom Juan : « Prends ce flambeau. On n'a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel. » Sous une forme plus théologique, nous trouvons chez Tirso ce dialogue peu sensiblement différent : << Attends, je vais t'éclairer. Ne m'éclaire pas, je suis en état de grâce. » Il y a malheureusement une objection. Une imitation italienne, antérieure à la comédie de Molière, a, nous le verrons, quelque chose de semblable.

Ceci fournirait-il un argument plus plausible? Dans le Misanthrope, joué seize mois après Dom Juan, on est frappé de la singulière rencontre des deux derniers vers du sonnet d'Oronte :

Belle Philis, on désespère

Alors qu'on espère toujours,

avec ceux de la sérénade donnée par le marquis de la Mota dans le drame espagnol : « Celui qui espère jouir d'un bien, à

1. Études sur l'Espagne,—Séville et l'Andalousie, tome II, p. 131-141. 2. Ibidem, p. 132. 3. Voyez notre tome IV, p. 93.

4. Recherches sur Molière..., par Eud. Soulié, p. 269,

5. Scène xi de la troisième journée.

6. Scène x11 de la seconde journée.

force d'espérer désespère. » Si nous en venions à penser que ce fût là une imitation bien avérée du Burlador, en même temps qu'elle serait la seule chez Molière, et que nous la rencontrerions comme perdue dans une comédie où nous ne l'aurions pas attendue, il serait piquant et curieux qu'il n'eût voulu prendre à Tirso rien autre chose qu'un trait de mauvais goût, pour avoir occasion de s'en railler. Il n'aurait pas donné là une grande marque de ses sentiments de déférence pour l'œuvre dramatique qui reste le vieux type de tout Festin de Pierre.

A vrai dire, comme on est en droit d'alléguer une rencontre fortuite, il ne saurait y avoir dans la chute du fameux sonnet une preuve assez convaincante contre ceux qui veulent qu'il ait ignoré le Burlador. Mais nous dirons, comme M. Magnin: << Qu'importe ? >> Ce qui n'est pas douteux, c'est que même lue, et, si l'on veut, admirée pour bien des beautés auxquelles un si bon juge n'aurait pu fermer les yeux, la pièce espagnole a pourtant été laissée à peu près de côté par Molière, comme trop fortement empreinte d'un esprit étranger à notre nation, et composée dans un système dramatique tout différent du nôtre. C'était sans doute un drame d'un puissant effet; mais, outre que Molière n'aurait plus été là dans son domaine, la France ne ressemblait pas à l'Espagne; et ce n'était point par l'impression de l'épouvante religieuse que chez nous la vieille légende, toute pleine de la foi du moyen âge, était alors devenue populaire. Le grand attrait qu'elle avait pour les spectateurs de nos théâtres s'explique, nous l'avons vu, par la bizarrerie du spectacle et les changements de décors. Il y en avait un autre la gaieté, à laquelle Tirso n'avait point pensé. Dans les imitations qu'avaient données les théâtres d'Italie, le drame s'était, en maintes scènes, changé en comédie. L'élément comique prit la première place, disons plutôt toute la place, chez nos Italiens de Paris, qui obéissaient ainsi à leur goût et même au nôtre; et les lazzi d'Arlequin, très-efficaces pour la purgation de toute terreur, dépouillèrent de sa couleur tragique la merveilleuse histoire du convié de marbre. Molière dut regarder de préférence de ce côté. Négligeant volontairement l'ancienne source, il aima mieux, suivant toute vraisemblance, se contenter de celle qui

venait d'Italie, et même la prendre là peut-être où elle se trouvait tout près de lui, sur la scène du Palais-Royal: source dérivée, mais pour lui plus commode, car elle s'était singulièrement éloignée des hauteurs tragiques; et même elle s'était mise à couler beaucoup trop bas pour que le génie de l'auteur de Dom Juan, s'il daignait y puiser quelque peu, ne dût pas la ramener vers ces hauteurs moyennes où se tient la bonne comédie.

On a quelquefois supposé que la troupe espagnole qui, en 1660, s'établit, pour un certain temps, à Paris, « avecque comédie et danse, » ainsi que le dit Loret1, y représenta le drame de Tirso. Rien ne le prouve absolument; et, si elle l'a représenté, on peut affirmer que l'on y prêta- peu d'attention. Les ballets et les castagnettes de Joseph de Prado et de ses camarades furent beaucoup plus goûtés que les ouvrages de leurs poëtes. A cette date, leur langue était moins généralement répandue en France que l'italienne. Pour notre goût d'ailleurs, au dix-septième siècle, comme plus tard au dix-huitième, leurs plus belles pièces de théâtre n'étaient, comme le dit Cailhava du drame de Tirso, que « des monstres dramatiques. >> Notre théâtre italien, au contraire, nous plaisait beaucoup.

Nous trouvons partout exprimée au dix-septième siècle, avant et après Molière, l'opinion que le Festin de Pierre nous venait d'Italie, non d'Espagne. Rosimond, qui, peu après Molière, donna sur le théâtre du Marais un Nouveau Festin de Pierre', dit dans son avis Au lecteur : « Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on t'a présenté ce sujet. Les comédiens italiens l'ont apporté en France, et il a fait tant de bruit chez eux que toutes les troupes en ont voulu régaler le public. » Shadwell, un peu plus tard, parlait ainsi au début de la Préface de son Libertin3, pièce où le même sujet est traité : « Des Espagnols les comédiens italiens l'ont reçu; de ceux-ci, à leur tour, les Français, qui ont composé quatre pièces distinctes

1. Lettre du 24 juillet 1660.

2. Le Nouveau Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie en cinq actes, représentée en novembre 1669, imprimée en 1670. 3. The Libertine, a tragedy. La première édition est de 1676. Celle que nous avons sous les yeux est de 1692.

sur cette même histoire. » Ces quatre pièces sont celles de Dorimond, de Villiers, de Molière et de Rosimond. Shadwell met donc Molière au nombre des imitateurs des Italiens. Ne doit-on pas tenir compte de ces anciens témoignages concordants? Il semble même qu'on y pourrait joindre le plus irrécusable de tous, celui de Molière lui-même. On lit, en effet, dans les Observations sur.... le Festin de Pierre, dont nous aurons à parler plus loin : « Molière a très-mauvaise raison de dire qu'il n'a fait que traduire cette pièce de l'italien et la mettre en françois. » N'est-ce point parler comme si cette excuse et la déclaration que les Italiens ont été ses modèles avaient été recueillies de la bouche même de l'auteur de Dom Juan, qui n'a d'ailleurs rien écrit pour la justification de sa comédie?

Les comédiens italiens que nommait tout à l'heure Rosimond comme ayant apporté en France le Festin de Pierre, sont ceux qui étaient en possession du théâtre du Petit-Bourbon, quand Molière vint le partager avec eux, et qui plus tard s'établirent, comme lui, dans la salle du Palais-Royal, où les deux troupes jouaient, chacune à son tour. Quand ils se mirent à donner le Convié de pierre, de quelle pièce représentée en Italie l'avaient-ils tiré ? Il avait, avec un grand succès, passé d'Espagne dans leur pays. Shadwell parle en ces termes d'un spectacle de la vieille légende, donné dans les églises d'Italie : « J'ai entendu dire à un gentilhomme digne de foi qu'il y a bien des années une pièce fut faite en Italie sur cette histoire; il l'y avait vue jouée, sous le titre d'Ateista fulminato, le dimanche dans les églises, comme si elle faisait partie des dévotions.» Un Ateista fulminado, qui aurait été joué dans les couvents d'Espagne, étant également cité, on pourrait bien soupçonner quelque confusion. Quoi qu'il en soit, si ces représentations dévotes ont eu lieu en Italie, elles ne sont à rappeler ici que comme preuve de la grande popularité qu'aurait eue dans ce pays le Convié de pierre espagnol; et personne apparemment ne supposera que la pièce jouée dans les églises ait été celle que les bouffons italiens nous apportèrent.

1. Voyez ci-après, p. 38, 40 et suivantes.

2. Dans la Préface (3o alinéa) citée ci-dessus, p. 13.

On nomme deux anciennes comédies italiennes, dont le titre est semblable: Пl Convitato di pietra. C'est la fidèle traduction du titre espagnol. Un des auteurs est Onofrio Giliberto, de Solofra; l'autre il Signor ou il Dottor Giacinto Andrea Cicognini, de Florence.

La Drammaturgia d'Allacci, à la page 87 de sa première édition, qui est de 1666, cite les deux comédies, celle de Giliberto la première, publiée à Naples, par Francesco Savio, 165 2, in-12, celle de Cicognini, imprimée à Venise [sans date].

Il serait intéressant de les connaître l'une et l'autre et de pouvoir les comparer à l'œuvre de Molière, qui les avait sans doute lues, et a pu en tirer, plutôt que du drame espagnol, quelque chose à imiter. Pour trouver celle de Giliberto, nous avons, avec une longue persévérance, fait faire des recherches dans les principales bibliothèques de la France, de l'Italie, de l'Allemagne et de l'Angleterre1. A notre grand regret, elles sont demeurées infructueuses. On s'explique difficilement qu'une pièce autrefois très-connue, et dont une impression (ce n'est peut-être pas la première) est citée avec indication précise de date et de lieu, ne se rencontre plus nulle part jusqu'ici, tandis que la comédie de Cicognini est partout, dans des éditions nombreuses publiées en différentes villes d'Italie.

Ce qui rend moins fâcheux qu'une de ces pièces se dérobe ainsi et nous échappe, c'est qu'elle est très-vraisemblablement celle dont nous avons deux traductions plus ou moins fidèles, l'une de Dorimond, l'autre de Villiers. Sinon, comme ils n'ont certainement pas traduit Cicognini, il faudrait supposer un troisième Convié de pierre italien, que nous ne voyons mentionné nulle part'. Du modèle qu'ils ont suivi et dans lequel

1. M. le commandeur d'Ancona, professeur à l'Université de Pise, a bien voulu diriger lui-même ces recherches en Italie, et M. Humbert en Allemagne, avec une infatigable obligeance, dont nous leur sommes très-reconnaissants.

2. Quelque vraisemblable qu'il soit, à notre avis, que la pièce italienne traduite par Dorimond et par Villiers est bien celle de Giliberto, ceux qui voudraient en douter, pourraient remarquer ceci : Allacci (p. 434) cite un drame de Giliberto: il Vinto inferno da Maria,

Là et ailleurs encore il nomme Giliberti, non Giliberto, mais il entend bien parler de l'auteur du Convié de pierre.

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