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Dorimond nous ont paru encore plus plats et moins faciles que ceux de Villiers, quelle que soit la médiocrité de ceux-ci.

Si c'est bien Giliberto que les deux imitateurs nous font connaître, Molière n'a peut-être trouvé que bien peu d'emprunts à faire à cet auteur italien, celui toutefois, comme il nous a semblé, de deux idées fort heureuses, qui n'y étaient qu'en germe, et qu'il ne s'est pas contenté de développer, mais qu'il a tellement transformées, qu'elles sont tout à fait devenues siennes : la rencontre d'un homme, pèlerin ou pauvre, dans la forêt, et l'hypocrisie de Dom Juan, particulièrement dans la scène avec Dom Carlos, qui rappelle de loin la scène avec Dom Philippe. L'échange d'habits entre le maître et le valet, l'avis donné par celui-ci à une pauvrette abusée de se défier de l'épouseur du genre humain, le valet forcé d'aller parler à la statue et sa frayeur quand elle baisse la tête, ne se trouvent pas seulement chez Dorimond et Villiers, mais aussi dans un autre Convié de pierre que Molière a dû avoir également sous les yeux.

Nous avons parlé d'une pièce italienne autre que celle de Giliberto, et qu'il n'était pas aussi difficile de rencontrer. On l'a imprimée à Venise, à Bologne, à Trévise, à Ronciglione, sous ce titre : Il Convitato di pietra, opera esemplare, ou regia ed esemplare, ou encore famosissima ed esemplare, del signor Giacinto Andrea Cicognini. La plupart de ces impressions sont sans date. Parmi celles que possède notre Bibliothèque nationale il y en a une, celle de Ronciglione, qui porte la date de 1671. Un critique1, qui l'a eue, comme nous, sous les yeux, s'est hâté de croire qu'elle était nécessairement la première, et que, par conséquent, la comédie n'avait pu être jouée plus tôt que l'année précédente. Il s'est trompé. Nous avons déjà dit que la Drammaturgia d'Allacci, édition de 1666, cite la pièce de Cicognini, imprimée à Venise, sans date. Si elle eût été toute récente, il est probable que la représentation et la première publication n'ayant point passé inaperçues, quelque indication de la date, omise dans l'impression de Venise, eût été donnée. Mais nous pouvons établir avec plus de certitude

1. Castil-Blaze, Molière musicien, tome I, p. 264. 2. Voyez ci-dessus, p. 15.

qu'il faut remonter plus haut que 1665, année où fut joué notre Dom Juan. Dans le recueil en sept volumes des comédies de Cicognini que possède la bibliothèque de l'Arsenal, chacune des pièces est précédée d'une dédicace d'un libraire de Rome, Bartolomeo Lupardi. Dans ses dédicaces, la plupart datées de 1663, Lupardi parle du fameux, du grand Cicognini en des termes qui, même dans un éloge italien, ne permettent guère de le supposer encore vivant. Ce n'est pas tout. La dédicace, datée d'avril 1664, de la comédie il Principe giardiniero1, a ce passage : « Si abondante fut, dans les sujets scéniques, la veine du docteur Giacinto Andrea Cicognini, que, même depuis sa mort, elle répand, comme à torrents, des ouvrages qu'on avait cessé de représenter. Parmi ces nombreuses pièces posthumes qui ont paru, il y en a une intitulée : Il Principe giardiniero. » Si l'on s'en rapporte à un ouvrage allemand, l'Histoire du drame, par Klein', et à une Histoire littéraire manuscrite de Cinelli, dont le témoignage y est allégué, Cicognini serait mort en 1650, à Venise. L'exactitude de cette date nécrologique, qui probablement ne s'éloigne pas beaucoup de la vérité, importe peu ici. Il nous suffit de savoir, sans qu'un doute soit possible, qu'en avril 1664 Cicognini ne vivait plus, que sa pièce a donc précédé celle de Molière, et que le texte semblable que nous en trouvons dans toutes les éditions, n'a pu être corrigé ni augmenté par l'auteur, après la représentation de Dom Juan.

Si nous avons tenu pour probable que Molière connaissait la pièce de Giliberto dans le texte italien lui-même, il serait peut-être plus difficile encore d'admettre qu'il n'eût pas lu celle de Cicognini, dont il avait, peu d'années avant, dans son Dom Garcie de Navarre, imité le Gelosie fortunate3.

Comparé avec l'autre auteur italien, qui, d'après les traductions que nous en avons citées, a tellement fait ressortir chez Don Juan le caractère de fils criminel, Cicognini a moins dénaturé le sujet; sa comédie, en trois actes et en prose, est mieux conçue et mieux composée. Les premières scènes

1. Cette comédie est au tome VII.

2. Tome V, 1867, note de la page 717.

3. Voyez la Notice de M. Despois, au tome II, p. 231.

sont fidèlement calquées sur celles du Burlador, les dernières aussi, celles qui, dans toutes les variantes qu'on a données du drame de Tirso, devaient rester à peu près invariables. Cicognini a emprunté également au drame espagnol les longs récits faits devant le roi de Castille par le commandeur Oliola (Gonzalo d'Ulloa), son meurtre sur la scène, le naufrage, la pêcheuse séduite et son désespoir. Il a supprimé le rôle du père de Don Juan. Ce qui est de son invention ne manque pas de verve comique. Le valet Passarino jette au milieu de la sombre légende beaucoup de gaieté, par exemple dans la scène où il a avec Don Juan un duel des plus bizarres, et où, celui-ci l'ayant averti qu'il faut quitter Naples, il se lamente sur le macaroni qu'il ne mangera plus. Ailleurs. surpris par Don Juan quand il achève un monologue qui n'est pas à la louange de son maître « Croyez-vous, lui dit-il, que je ne vous ai pas vu quand vous êtes arrivé? » Tout en donnant à l'idée un autre tour, Molière a une situation à peu près semblable dans la scène iv du second acte. Pour revenir à la scène de Cicognini, Don Juan, dont les soupçons sont éveillés, soumet Passarino à une épreuve. Suppose, lui dit-il, que je suis le Magistrat (il Notaro).... Or çà..., tu ne veux pas dire le nom du meurtrier du Commandeur? » C'est ainsi que l'interrogatoire commence. Le valet d'abord ne sait rien; mais, quand il est menacé de la torture, il oublie que tout cela n'est qu'une fiction, et va trahir son maître. Rien de pareil dans Molière; mais nous croyons bien qu'il avait pris note de cette scène ingénieuse, et que l'ayant mise en réserve pour une autre occasion, il s'en est souvenu dans les Fourberies de Scapin: << Imagidez-vous que je suis votre père qui arrive. » Après l'épreuve de l'interrogatoire, vient l'échange d'habits, dont Molière, nous l'avons dit, a pu prendre l'idée tout aussi bien là que dans l'autre pièce italienne.

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Passarino nous paraît plus près encore de Sganarelle que le Philipin et le Briguelle de Villiers et de Dorimond. Molière seul toutefois a donné à son valet un caractère non-seulement trèsplaisant, mais de la naïveté la plus vraie et tel qu'il forme un

1. Acte I, scène 11. L'idée n'est pas dans Térence, dont cette scène des Fourberies de Scapin est d'ailleurs imitée.

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excellent contraste avec celui de Dom Juan. Conçues dans un tout autre sens, les deux figures immortelles de Sancho et de Don Quichotte sont à peine plus heureusement opposées.

A la fin de la pièce de Cicognini, Passarino, lorsque Don Juan s'abîme sous ses yeux, s'écrie: « Oh, mon malheureux maître! oh, mes gages! Il est allé chez le diable. A l'aide! au secours!» On a beaucoup reproché à Molière ce cri de Sganarelle << Ah! mes gages! mes gages! » qui laisse, a-t-on pensé, le spectateur sous une dernière impression trop peu édifiante. Si les rigoristes, qui ne voudraient pas qu'on pût rire dans un moment si grave, trouvent là une faute, le premier coupable est Cicognini.

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Un autre passage de sa comédie semblerait avoir passé presque textuellement dans celle de Molière : « DON GIOVANNI. Dimmi, vuoi lume? STATUA. Non ho più bisogno di lume terreno2. » Mais ce même dialogue est, avec une légère différence d'expression, dans Tirso de Molina 3.

La pièce de Cicognini mêle les dialectes vénitien, bolonais, napolitain. Il serait peut-être subtil de conjecturer qu'elle ait par là suggéré à Molière l'idée du patois de ses paysans, dont, au reste, Cyrano Bergerac avait donné l'exemple dans le Pédant joué, imprimé en 1654.

On ne peut hésiter un moment sur la connaissance que Molière a dû avoir d'une comédie alors aussi célèbre que l'était celle de Cicognini; mais la preuve n'en est pas dans les rapprochements qu'on peut indiquer entre cette pièce et Dom Juan. Nous la jugerions insuffisante, parce que le canevas des Italiens de Paris fournit les mêmes rapprochements et aurait pu suppléer à la lecture de l'œuvre dont il nous paraît clair qu'il a été tiré. M. Magnin avait déjà conjecturé, sans en paraître tout à fait certain, que ce canevas s'était formé sur le Convié de pierre de Cicognini3 et non sur celui de Giliberto,

1. Acte III, scène vIII.

2. Acte III, scène v. Comparez notre Dom Juan, acte IV, scène dernière.

3. Scène xi de la troisième journée : voyez ci-dessus, p. 11. 4. Voyez le Catalogue de la Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, tome IV, p. 154.

5. Revue des Deux Mondes du 1er février 1847, p. 564, note 1.

comme d'autres l'ont pensé1. En effet, ce qui nous reste du scenario de notre troupe italienne s'éloigne de la pièce que font connaître les imitations de Villiers et de Dorimond, et par beaucoup de traits rappelle l'autre.

Ce scenario dut être particulièrement familier à Molière, étant joué sur le théâtre qui était aussi le sien. Molière prenait sans doute plaisir à ces farces populaires, où il a pu trouver quelques idées fort comiques. Si c'est de là plutôt que de Cicognini que lui sont venus les emprunts qui sont à signaler dans le Dom Juan, c'est ce que lui-même probablement n'aurait pas su dire, la double source étant connue de lui, et les deux souvenirs ayant aisément dû se mêler.

Quelle que puisse avoir été la part de la fameuse arlequinade dans les éléments dont paraîtrait s'être formé notre Festin de Pierre en tout ce qui n'y est point purement original, il est nécessaire d'en dire ici quelques mots, pour que notre rapide revue des pièces, sur le même sujet, dont Molière a nécessairement eu connaissance, ne soit pas incomplète.

Les frères Parfaict, dans leur Histoire de l'ancien théâtre italien2, disent que le Convitato di pietra, comédie en trois actes, fut représenté par les comédiens de ce théâtre « dans les premières années de leur établissement en France. » Ils parlent sans nul doute de leur établissement sous Louis XIV. Suivant une note de Gueullette', « le Festin de Pierre des Italiens doit avoir été joué par la troupe de Locatelli en l'année 1658, et il eut un succès prodigieux. » D'autres ont proposé la date de 1657, nous ignorons d'après quel renseignement.

1. Voyez M. Moland, dans sa Notice de Dom Juan, p. 344, et dans Molière et la Comédie italienne, p. 191.

2. Page 265.

3. On en trouve la copie jointe au Recueil de sujets de pièces tirées de l'italien, p. 152 et 153. Voyez sur ce Recueil manuscrit, qui est à la Bibliothèque nationale, notre tome I, p. 48 et 49. Il semble bien n'être, comme l'indique le catalogue de la Bibliothèque, qu'une copie de la traduction faite par Gueullette du scenario qui servait à Dominique.

4. M. Moland, Molière et la Comédie italienne, p. 191. M. Magnin dit : « vers 1657, » dans la Revue des Deux Mondes déjà citée (p. 564, note 1).

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