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Il se pourrait que les frères Parfaict fussent plus près de la vérité. Constantini, dans sa Vie de Scaramouche1, dit que ce comédien, passant par la petite ville de Fanno en Romagne, y choisit, pour débuter dans son nouveau métier, le Festin de Pierre, <«< qu'il estimoit sur toutes les autres comédies à cause du repas qu'on y fait. » Ce devait être vers 16332. Comme Scaramouche se trouva dans les troupes italiennes qui vinrent en France en 1640 et en 1645, il n'est pas improbable que lui et ses camarades y aient dès lors apporté la comédie, dont un des rôles, celui du valet certainement, lui était familier.

Gueullette, dans sa traduction abrégée du scenario italien du célèbre Dominique Biancolelli (p. 153-169)3, et Desboulmiers, dans son Histoire anecdotique et raisonnée du théâtre italien (Paris, 1769, tome I, p. 85-94), nous ont conservé seulement des fragments du scenario, ceux qui font surtout connaître le rôle d'Arlequin, valet de Don Juan. Ce valet était Trivelin, à l'époque où le rôle était joué par Locatelli ; il devint Arlequin, quand, Locatelli étant mort, Dominique, qui l'avait doublé de 1662 à 1671, le remplaça, de 1671 à 1688, dans les premiers rôles. En ce temps du comédien qui remplaçait Trivelin, notre Dom Juan était connu depuis plusieurs années; et l'on s'est naturellement demandé si, dans une farce toujours ouverte aux changements impromptu et aux nouveaux traits dont on la chargeait, Dominique, dont nous tenons les fragments du scenario, tel qu'il le jouait, n'avait pas beaucoup profité de la comédie de Molière. Le canevas italien ayant pu être sans cesse modifié, M. Moland* a fait la remarque que, « si l'on en voulait tirer des conclusions tendant à revendiquer.... la priorité de certains détails, ces conclusions seraient contestables. » Rien de plus juste. Toutefois il n'a pas moins

1. Pages 23 et 24.

2. D'après une note de Gueullette (Histoire de l'ancien théatre italien, p. 11 et 12), Scaramouche, né en 1608, avait vingt-cinq ans lorsqu'il fut, pour la première fois, engagé, hors de Naples, après son mariage.

3. C'est de cette traduction, nous l'avons dit, qu'a été formé, avec addition de quelques notes, le Recueil qui vient d'être cité ci-dessus (p. 25, note 3).

4. Molière et la Comédie italienne, p. 192.

raison lorsqu'il penche à croire que « le scenario tracé par Gueullette, d'après les notes de l'Arlequin Dominique, nous a conservé assez exactement la physionomie originale du Convitato di pietra. » On va voir en effet que ce scenario se tient souvent très-près de la comédie de Cicognini, et que, plusieurs détails qui offrent des ressemblances avec des passages de Dom Juan, étant déjà dans la pièce de l'auteur florentin, avant de se trouver dans l'arlequinade, Dominique n'a pas eu besoin de les emprunter à Molière. Mais il reste quelques passages pour lesquels la question de priorité ne peut se trancher ainsi, ceux qui en rappellent quelques-uns de notre Dom Juan, sans se rencontrer ni dans Cicognini, ni dans l'autre auteur imité par Dorimond et par Villiers.

On ne pourrait citer le scenario sans retrancher maints traits d'une licence tout aristophanesque, qui donnent une singulière idée de l'indécence tolérée au dix-septième siècle sur ce théâtre italien, privilégié dans ses bouffonneries. Et même ce qui n'encourt pas une semblable censure doit encore être fort abrégé, pour ne laisser place qu'à ce qui peut faire souvenir de Cicognini ou de Molière.

Dans une des premières scènes, voici d'abord qui est purement du Cicognini, non du Giliberto, tel que nous croyons le connaître: c'est le duel plaisant de Don Juan avec Arlequin, qui se jette à terre sur le dos, tenant à deux mains son épée, et la remuant de façon que Don Juan la trouve toujours.

Après le naufrage, Don Juan a fait la cour à la belle pêcheuse : « La pêcheuse (c'est Dominique qui parle 1).... dit à Don Juan qu'elle compte qu'il lui tiendra la parole qu'il lui a donnée de l'épouser; il lui répond qu'il ne le peut, et que je lui en dirai la raison. Il s'en va, et cette fille se désespère. Alors je lui remontre qu'elle n'est pas la centième qu'il a promis d'épouser : « Tenez, lui dis-je, voilà la liste de toutes <«< celles qui sont dans le même cas que vous, et je vais y ajou<< ter votre nom. » Je jette alors cette liste roulée au parterre, et j'en retiens un bout, en disant : « Voyez, Messieurs, si « vous n'y trouverez pas quelqu'une de vos parentes. >>

Si la liste est, comme nous l'avons vu, dans Villiers, et pro

1. Page 157 de la copie de Gueullette.

bablement dans la pièce italienne qu'il avait traduite, nous la trouvons également dans Cicognini, et les détails du dialogue sont encore là plus semblables à ceux que nous avons dans le scenario. Mais on peut remarquer, dans ce que nous venons de citer du scenario, un trait qui n'est que là et dans Molière, l'ordre donné par Don Juan à son valet d'expliquer ses raisons à la délaissée. C'est à Done Elvire qu'il dit dans notre Dom Juan (acte I, scène II) : « Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti.... Allons, parle donc à Madame. >> Nous avons là un des rares passages où l'on ne sait pas si la première idée appartient au scenario, Cicognini n'ayant rien fourni de semblable, ou si Dominique a imité Molière.

Comme dans Cicognini, Don Juan propose au duc Ottavio de changer avec lui de manteau.

Resté seul avec son maître, Arlequin, lui entendant dire qu'il veut aller chez Donna Anna, la maîtresse d'Ottavio, << s'y oppose et lui parle du Ciel. » Il reçoit un soufflet et dit alors: << Allons donc, puisqu'il le faut1. » Molière peut avoir trouvé là comme un germe de la scène i de son premier acte, si ce n'est pas Arlequin qui, cette fois encore, n'ayant pas suivi Cicognini, a fait un emprunt à notre comédie.

Don Juan s'introduit dans la maison du commandeur Don Pierre, dont le nom, qui n'est pas dans Cicognini, mais pouvait bien être dans Giliberto, a passé, comme nous l'avons déjà dit, dans trois de nos pièces françaises. Aux cris de Donna Anna, que Don Juan a voulu déshonorer, le Commandeur, son père, arrive et poursuit Don Juan, qui le tue.

Un bando du Roi a promis dix mille écus et la grâce de quatre bandits à qui découvrira le meurtrier de Don Pierre, ce qui est tiré mot à mot de Cicognini. Pendant qu'Arlequin discourt avec lui-même sur l'édit royal, survient Don Juan, à qui il en donne la nouvelle. Suit l'épreuve (nous la connaissons déjà) à laquelle Don Juan soumet la discrétion et le courage de son valet, qu'il menace de la question, après lui avoir dit de supposer qu'il est le Barigel (il Notaro de Cicognini). Puis Don Juan et Arlequin changent d'habits.

1. Page 158.

Dans une scène qui se passe à la campagne, Don Juan et Arlequin enlèvent les villageoises. En général, ces scènes épisodiques de paysans et de paysannes étaient différentes dans les différentes pièces inspirées par ce sujet ; chacun les arrangeait librement, à sa guise. Molière seul y a mis une charmante et spirituelle observation des mœurs.

La scène de la statue, qui, d'un signe de tête, accepte l'invitation, est telle que nous l'avons vue dans les pièces italiennes, et qu'elle sera dans Molière, où elle s'écarte un peu de celle de Tirso.

Pantalon, qui a le même rôle que Fichetto dans la comédie de Cicognini, fait briller aux yeux d'Arlequin la récompense promise par le bando. Arlequin assure qu'il ne sait rien. << Imagine-toi, lui dit Pantalon (p. 161), que je soye le Roi et que j'interroge...: Sais-tu qui est le meurtrier...? Oui, Sire. Nomme-le, et tu auras la somme promise. ᎬᏂ bien, Sire, c'est.... c'est.... c'est Pantalon. » Le dialogue est tout semblable chez Cicognini. Arlequin fait des remontrances à Don Juan, qui fait semblant d'y être sensible. Le valet se jette à genoux, Don Juan l'imite et feint d'implorer Jupiter. Arlequin rend grâce au Ciel de sa conversion. Don Juan se relève, et lui donne un coup de pied. On se souvient de Molière1: « Ah! Monsieur, que j'ai de joie de vous voir converti! » Nous trouvons donc dans le scenario le valet croyant, qui s'adresse au Ciel; déjà, dans un passage signalé plus haut, il a parlé à son maître du Ciel, expression qui sent bien son Molière. Cicognini ne met dans la bouche de Passarino aucun sermon de morale ni de religion, aucune exhortation à se convertir. Un moment, celui-ci hasarde quelques conseils de prudence, quelques réflexions, que Don Juan lui commande de garder pour lui, sur l'inconstance de la fortune. Passarino est un mauvais sujet, qui n'a de physionomie distincte que par sa poltronnerie et sa gourmandise. Rien en lui de ce qui rend Sganarelle si original, de ces honnêtes sentiments que son âme vulgaire, mais naturellement bonne, laisse de temps en temps éclater, pour les faire rentrer bientôt dans le silence

1. Dom Juan, acte V, scène II.

2. Acte III, scène 1.

devant la colère du maître, Est-ce donc le scenario qui a donné à Molière l'idée de ce caractère, et celle aussi de l'hypocrisie de Dom Juan, beaucoup plus marquée d'ailleurs chez lui et beaucoup plus sérieuse? Nous en doutons fort, nonseulement par la raison, qu'il faut répéter, de l'incertitude de date qui rend suspects chez Arlequin les traits où il ne se rencontre qu'avec Molière, mais aussi parce que notre auteur avait pu s'inspirer ailleurs. On n'a pas oublié que les remontrances du valet, déjà fréquentes chez Tirso lui-même, et les grimaces de dévotion auxquelles s'amuse un moment Don Juan, sont dans les tragi-comédies de Dorimond et de Villiers.

Il n'aura sans doute pas échappé que, par un prudent anachronisme, c'est de la religion de Jupiter que Don Juan se moque dans le scenario, de celle des Dieux chez les traducteurs français d'une des comédies italiennes. Molière n'a pas eu cette timidité, qui, tout en laissant beaucoup trop de transparence au voile, détruisait ridiculement toute vérité.

Au dénouement du scenario, Don Juan «< abîme1 sous terre. >> Arlequin s'écrie (p. 166): « Mes gages! mes gages! Il faut donc que j'envoie un huissier chez le diable pour avoir mes gages?» Dans la dernière scène 2, quand le Roi vient sur le théâtre, Arlequin se met à genoux devant lui, et lui dit (p. 166) « O Roi! vous saurez que mon maître est à tous les diables, où vous autres grands seigneurs irez aussi quelque jour; faites donc réflexion sur ce qui vient de lui arriver. » Il est certain que, malgré la moralité finale si rudement tirée de la catastrophe par Arlequin, celui-ci n'est pas là aussi édifiant que le Catalinon de Tirso lorsqu'il dit3: « Que Dieu m'assiste! Qu'est-ce que cela? Toute la chapelle est en flammes, et je reste avec le mort pour le garder. En me traînant comme je pourrai, je vais avertir son père. Saint Georges! saint Agnus Dei! ramenez-moi en paix à la maison. »

1. Comme on disait jadis pour s'abime.

2. Le manuscrit de Gueullette met ici entre parenthèses : « Elle est supprimée. » Nous ne savons quand elle le fut. Sa hardiesse finit sans doute par sembler excessive.

3. Troisième journée, fin de la scène XVII: traduction de M. A. Royer.

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