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SOMMAIRE

DU MISANTHROPE PAR VOLTAIRE.

L'Europe regarde cet ouvrage comme le chef-d'œuvre du haut comique. Le sujet du Misanthrope a réussi chez toutes les nations longtemps avant Molière, et après lui. En effet, il y a peu de choses plus attachantes qu'un homme qui hait le genre humain dont a éprouvé les noirceurs, et qui est entouré de flatteurs dont la complaisance servile fait un contraste avec son inflexibilité. Cette façon de traiter le Misanthrope est la plus commune, la plus naturelle et la plus susceptible du genre comique. Celle dont Molière l'a traité est bien plus délicate, et, fournissant bien moins, exigeait beaucoup d'art. Il s'est fait à lui-même un sujet stérile, privé d'action, dénué d'intérêt1. Son Misanthrope hait les hommes encore plus par humeur que par raison. Il n'y a d'intrigue dans la pièce que ce qu'il en faut pour faire sortir les caractères, mais peut-être pas assez pour attacher: en récompense, tous ces caractères ont une force, une vérité et une finesse que jamais auteur comique n'a connues comme lui.

Molière est le premier qui ait su tourner en scènes ces conversa tions du monde, et y mêler des portraits. Le Misanthrope en est plein; c'est une peinture continuelle, mais une peinture de ces ridicules que les yeux vulgaires n'aperçoivent pas. Il est inutile d'examiner ici en détail les beautés de ce chef-d'œuvre de l'esprit, et de montrer avec quel art Molière a peint un homme qui pousse la vertu jusqu'au ridicule, rempli de faiblesses pour une coquette, de remarquer la conversation et le contraste charmant d'une prude avec cette coquette outrée. Quiconque lit doit sentir ces beautés, lesquelles même, toutes grandes qu'elles sont, ne seraient rien sans

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1. Et vuide d'intérêt. (1a édition, 1739.)

2. Et de montrer avec quel art un homme qui pousse la vertu jusqu'au ridicule est si rempli de faiblesses pour une coquette, de remarquer.... (1939.)

le style. La pièce est d'un bout à l'autre à peu près dans le style des satires de Despréaux1, et c'est de toutes les pièces de Molière la plus fortement écrite.

Elle eut à la première représentation les applaudissements qu'elle méritait. Mais c'était un ouvrage plus fait pour les gens d'esprit que pour la multitude, et plus propre encore à être lu qu'à être joué. Le théâtre fut désert dès le troisième jour. Depuis, lorsque le fameux acteur Baron étant remonté sur le théâtre, après trente ans d'absence, joua le Misanthrope, la pièce n'attira pas un grand concours ce qui confirma l'opinion où l'on était que cette pièce serait plus admirée que suivie. Ce peu d'empressement qu'on a d'un côté pour le Misanthrope, et de l'autre la juste admiration qu'on a pour lui, prouve peut-être, plus qu'on ne pense, que le public n'est point injuste. Il court en foule à des comédies gaies et amusantes, mais qu'il n'estime guère; et ce qu'il admire n'est pas toujours réjouissant. Il en est des comédies comme des jeux: il y en a que tout le monde joue; il y en a qui ne sont faits que pour les esprits plus fins et plus appliqués.

Si on osait encore chercher dans le cœur humain la raison de cette tiédeur du public aux représentations du Misanthrope, peutêtre les trouverait-on dans l'intrigue de la pièce, dont les beautés ingénieuses et fines ne sont pas également vives et intéressantes; dans ces conversations même qui sont des morceaux inimitables, mais qui n'étant pas toujours nécessaires à la pièce, peut-être re

1. Voyez ci-dessus, p. 392, fin, et l'article MOLIÈRE dans le Catalogue des écrivains qui est au-devant du Siècle de Louis XIV, tome XIX, p. 161 et 162 de l'édition Beuchot des OEuvres de Voltaire.

2. Bien que les premières recettes du Misanthrope soient restées, dans leur ensemble, au-dessous de ce qu'on voudrait qu'elles eussent été, il y aurait de l'exagération à dire que le théâtre fut déserté avant la dixième représentation (du 27 juin); il se pourrait même, si les deux premières représentations avaient été données au double (avec prix doublé), ce qui n'est pas invraisemblable, quoique rien ne le constate, que la diminution de la recette aux suivantes n'indiquât pas une trop grande diminution dans le nombre des spectateurs; mais à la dixième s'appliquerait mieux ce que Voltaire dit de la troisième. Voyez le commencement de la Notice, et particulièrement le relevé des pages 362 et 363.

3. On lit faites» dans la re édition (1739).

froidissent un peu l'action, pendant qu'elles font admirer l'auteur; enfin dans le dénouement, qui, tout bien amené et tout sage qu'il est, semble être attendu du public sans inquiétude, et qui venant après une intrigue peu attachante, ne peut avoir rien de piquant. En effet, le spectateur ne souhaite point que le Misanthrope épouse la coquette Célimène, et ne s'inquiète pas beaucoup s'il se détachera d'elle. Enfin on prendrait la liberté de dire que le Misanthrope est une satire plus sage et plus fine que celles d'Horace et de Boileau, et pour le moins aussi bien écrite, mais qu'il y a des comédies plus intéressantes, et que le Tartuffe, par exemple, réunit les beautés du style du Misanthrope avec un intérêt plus marqué.

On sait que les ennemis de Molière voulurent persuader au duc de Montausier, fameux par sa vertu sauvage, que c'était lui que Molière jouait dans le Misanthrope. Le duc de Montausier alla voir la pièce, et dit en sortant qu'il aurait bien voulu ressembler au Misanthrope de Molière.

LE LIBRAIRE AU LECTEUR'.

Le Misanthrope, dès sa première représentation, ayant reçu au théâtre l'approbation que le lecteur ne lui pourra refuser, et la cour étant à Fontainebleau lorsqu'il parut, j'ai cru que je ne pouvois rien faire de plus agréable pour le public, que de lui faire part de cette lettre, qui fut écrite, un jour après, à une personne de qualité sur le sujet de cette comédie. Celui qui l'écrivit étant un homme dont le mérite et l'esprit est fort connu, sa lettre fut vue de la meilleure partie de la cour, et trouvée si juste parmi tout ce qu'il y a de gens les plus éclairés en ces matières, que je me suis persuadé qu'après leur avoir plu, le lecteur me seroit obligé du soin que j'avois pris d'en chercher une copie pour la lui donner, et qu'il lui rendra la justice que tant de personnes de la plus haute naissance lui ont accordée.

1. Cet avis du libraire Ribou, à qui Molière avait cédé son droit de privilége, est placé en tête de la pièce, ainsi que la lettre qui le suit, dans l'édition originale et dans toutes celles dont nous donnons les variantes, sauf les deux de 1734 et de 1773, qui omettent et la lettre et l'avis qui l'annonce.

2. Jean Donneau de Visé, qui fonda le Mercure galant en 1672. Voyez ci-après, la note 5 de la page 441.

LETTRE

ÉCRITE

SUR LA COMÉDIE DU MISANTHROPE'.

MONSIEUR,

Vous devriez être satisfait de ce que je vous ai dit de la dernière comédie de M. de Molière, que vous avez vue aussi bien que moi, sans m'obliger à vous écrire mes sentiments. Je ne puis m'empêcher de faire ce que vous souhaitez; mais souvenez-vous de la sincère amitié que vous m'avez promise, et n'allez pas exposer à Fontainebleau, au jugement des courtisans, des remarques que je n'ai faites que pour vous obéir. Songez à ménager ma réputation, et pensez que les gens de la cour, de qui le goût est si raffiné, n'auront pas pour moi la même indulgence que vous.

Il est à propos, avant que de parler à fond de cette comédie, de voir quel a été le but de l'auteur, et je crois qu'il mérite des louanges, s'il est venu à bout de ce qu'il s'est proposé; et c'est la première chose qu'il faut examiner. Je pourrois vous dire en deux mots, sí je voulois m'exempter de faire un grand discours, qu'il a plu, et que, son intention étant de plaire, les critiques ne peuvent pas dire qu'il ait mal fait, puisque, en faisant mieux, si toutefois il est possible, son dessein n'auroit peut-être pas si bien réussi.

Examinons donc les endroits par où il a plu, et voyons quelle a été la fin de son ouvrage. Il n'a point voulu faire une comédie pleine d'incidents, mais une pièce seulement où il pût parler contre les mœurs du siècle. C'est ce qui lui a fait prendre pour son héros un misanthrope; et comme misanthrope veut dire ennemi des hommes, on doit demeurer d'accord qu'il ne pouvoit choisir un personnage qui vraisemblablement pût mieux parler contre les

1. Voyez ci-dessus la Notice, p. 368 et suivantes.

2. La cour était alors à Fontainebleau: voyez plus haut, p. 358 et 429.

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