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Le Ciel ne m'a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l'air de la cour;
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant;
Et qui n'a pas le don de cacher ce qu'il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence1.
Hors de la cour, sans doute, on n'a pas cet appui,
Et ces titres d'honneur qu'elle donne aujourd'hui ;
Mais on n'a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages:
On n'a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n'a point à louer les vers de Messieurs tels,
A donner de l'encens à Madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle'.
ARSINOÉ.

Laissons, puisqu'il vous plaît, ce chapitre de cour;

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1. « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage; il est profond, impénétrable; il dissimule les mauvais offices, sourit ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments: tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle fausseté......» (La Bruyère, de la Cour, no 2, 1688, tome 1, p. 298.) — Fléchier, dans l'Oraison funèbre de Montausier (1690, p. 12-14 de l'édition originale), venu au temps de son entrée à la cour, parle en ces termes de l'attitude qu'il y prit: « On lui dit mille fois que la franchise n'étoit pas une vertu de la cour; que la vérité n'y faisoit que des ennemis; qu'il falloit, pour y réussir, savoir selon les temps, ou déguiser ses passions, ou flatter celles des autres; qu'il y avoit un art innocent de séparer les pensées d'avec les paroles, et que la probité pouvoit souffrir ces complaisances mutuelles, qui étant devenues volontaires, ne blessent presque plus la bonne foi, et maintiennent la paix et la politesse du monde. Ces conseils lui parurent lâches.... Ce commerce continuel de mensonges ingénieux pour se tromper, injurieux pour se nuire, officieux pour se corrompre, cette hypocrisie universelle..., tout cet esprit de dissimulation et d'imposture ne convint pas à sa vertu.... Il fit connoître à ses amis qu'il allɔit à l'armée faire sa cour par des services effec'ifs,... qu'il lui coûtoit moins d'exposer sa vie que de dissimuler ses sentiments, et qu'il n'achèteroit jamais ni de faveur ni de fortune aux dépens de sa probité, » 2. La cervelle légère, leur extravagance d'écervelés.

Mais il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour; Et pour vous découvrir là-dessus mes pensées,

Je souhaiterois fort vos ardeurs mieux placées.

Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux, Et celle qui vous charme est indigne de vous.

ALCESTE.

Mais, en disant cela, songez-vous, je vous prie, 1105 Que cette personne est, Madame, votre amie?

ARSINOÉ.

Qui; mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que l'on vous fait;
L'état où je vous vois afflige trop mon âme,

Et je vous donne avis qu'on trahit votre flamme. 1110

ALCESTE.

C'est me montrer, Madame, un tendre mouvement,
Et de pareils avis obligent un amant!

ARSINOÉ.

Oui, toute mon amie', elle est et je la nomme
Indigne d'asservir le cœur d'un galant homme;
Et le sien n'a pour vous que de feintes douceurs.

ALCESTE.

les cœurs;

Cela se peut, Madame: on ne voit pas
Mais votre charité se seroit bien passée 2
De jeter dans le mien une telle pensée.

ARSINOÉ.

Si vous ne voulez pas être désabusé,

1. Toute mon amie qu'elle est.

Toute ingrate, inhumaine, inflexible, chrétienne,
Madame, elle est mon choix, et sa gloire est la mienne.

1115

(Corneille, Théodore, vers 999 et 1000, tome V, p. 60.)

Comparez ci-dessus le vers 390.

2. Eût bien pu s'abstenir, se dispenser.

L'Ours boucha sa narine:

Il se fût bien passé de faire cette mine.

(La Fontaine, Jable vii du livre VII, la Cour du Lion, vers 16 et 17.)

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Il faut ne vous rien dire, il est assez aisé.

ALCESTE.

1120

Non; mais sur ce sujet quoi que l'on nous expose,
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose;

Et je voudrois, pour moi, qu'on ne me fît savoir

Que ce qu'avec clarté l'on peut me faire voir.

ARSINOÉ.

1125

Hé bien! c'est assez dit; et sur cette matière
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout1 vos yeux vous fassent foi:
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi;
Là je vous ferai voir une preuve fidèle
De l'infidélité du cœur de votre belle';
Et si pour d'autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.

1. Du tout. (1682, 97, 1710, 18, 30, 33.)

1130

2. Comme le rappelle Auger, Molière met ici dans la bouche de la prude Arsinoe une antithèse qui se trouve dans une des premières pièces de Malherbe, dans la 1" strophe des Larmes de saint Pierre, strophe non imitée du poëme original de Luigi Tansillo :

Ce n'est pas dans mes vers qu'une amante abusée

Fait de tous les assauts que la rage peut faire

Une fidèle preuve à l'infidélité.

Voltaire, pour un « abus de mots » semblable, a rapproché ce dernier vers du vers 1147 de Cinna (acte IV, scène ) :

Rends un sang infidèle à l'infidélité.

a Tome I du Malherbe, p. 4, vers 6.

b Commentaires sur Corneille, tome XXXV des OEuvres, p. 252.

FIN DU TROISIÈME acte.

MOLIÈRE. V

333

ACTE IV.

SCÈNE PREMIÈRE.

ELIANTE, PHILINTE.

PHILINTE.

Non, l'on n'a point vu d'âme à manier si dure,
Ni d'accommodement plus pénible à conclure :
En vain de tous côtés on l'a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n'a pu l'entraîner;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N'avoit de ces Messieurs' occupé la prudence.
« Non, Messieurs, disoit-il, je ne me dédis point,
Et tomberai d'accord de tout, hors de ce point.
De quoi s'offense-t-il? et que veut-il me dire?
Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
Que lui fait mon avis, qu'il a pris de travers?

1135

1140

On peut être honnête homme et faire mal des vers :
Ce n'est point à l'honneur que touchent ces matières;
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
Homme de qualité, de mérite et de cœur,

Tout ce qu'il vous plaira, mais fort méchant auteur.
Je louerai, si l'on veut, son train et sa dépense,
Son adresse à cheval, aux armes, à la danse;
Mais
pour louer ses vers, je suis son serviteur 2;

1150

1. Molière suppose que le tribunal des maréchaux s'était assemblé pour mettre fin à ce piquant démêlé. Voyez ci-dessus, la note sur le vers 752.

2. Voyez les vers de Boileau qui ont été rapprochés de ceux-ci dans la Notice, ci-dessus, p. 392.

Et lorsque d'en mieux faire on n'a pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Qu'on n'y soit condamné sur peine de la vie1. »
Enfin toute la grâce et l'accommodement

Où s'est, avec effort, plié son sentiment,

C'est de dire, croyant adoucir bien son style2:
Monsieur, je suis fàché d'être si difficile,

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1155

14160

Et pour l'amour de vous, je voudrois, de bon cœur,
Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.

ÉLIANTE.

Dans ses façons d'agir, il est fort singulier;
Mais j'en fais, je l'avoue, un cas particulier,
Et la sincérité dont son âme se pique

A quelque chose, en soi, de noble et d'héroïque.
C'est une vertu rare au siècle d'aujourd'hui,
Et je la voudrois voir partout comme chez lui.

PHILINTE.

Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m'étonne
De cette passion où son cœur s'abandonne :
De l'humeur dont le Ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il s'avise d'aimer;
Et je sais moins encor comment votre cousine

1165

1170

1. Racan, dans sa Vie de Malherbe (tome I du Malherbe, p. LXXIII), raconte l'anecdote suivante: « Un homme de robe longue, de condition, lui apporta des vers assez mal polis, qu'il avoit faits à la louange d'une dame, et lui dit, avant que de les lui montrer, que des considérations l'avoient obligé à faire ces vers. M. de Malherbe les lut avec mépris, et lui demanda, après qu'il eut achevé, s'il avoit été condamné à être pendu ou à faire ces vers-là, parce que, à moins de cela, il ne devoit point exposer sa réputation en produisant des ouvrages si ridicules, » Voyez une lettre de Racan à Chapelain (lettre xi, tome I, p. 344, de l'édition de Racan donnée par MM. de Latour), où est aussi rapporté le mot de Malherbe, et comparez ci-dessus, au vers 372, la citation de Balzac.

2. Adoucir mieux son style. (1734.)

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