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qu'elles ne fussent pas de l'invention de Molière1, faisaient rire trop tôt après le coup de foudre, pour que le Ciel fût bien sûr d'avoir le dernier mot dans la pièce. Pour défendre et venger la bonne cause, il n'y avait pas même, disait-on, de Cléante, cette fois, mais seulement une foudre suspecte à la rigueur de ne frapper que pour la forme et d'être un vain épouvantail de théâtre, puis un valet trop naïf avec sa religion du Moine bourru et ses raisonnements qui s'embrouillent et se cassent le nez. Tous les zélés, prêts à crier à l'impiété, avaient donc beau jeu. Si Molière, en écrivant Dom Juan, n'avait pas oublié la grande querelle du Tartuffe, ses ennemis s'en souvenaient autant que lui-même. Leurs rancunes le guettaient, flairant une nouvelle proscription à réclamer.

Voilà pourquoi la carrière de Dom Juan fut si courte, et il est inutile de recourir à l'explication donnée par Voltaire2, qu'une comédie en cinq actes, écrite en prose, sembla une nouveauté inouïe. Quant à la multiplicité des épisodes et aux fréquents changements de scène, où le génie de Molière s'est trouvé tout à coup non moins à l'aise que celui des poëtes les plus hardis des théâtres étrangers, s'il est vrai qu'ils passaient alors chez nous pour de graves irrégularités, ils n'expliqueraient pas non plus un mauvais succès de la pièce: on en avait, dans ce sujet, pris son parti depuis longtemps. Non, aucune méprise du goût public ne fit injustice à Dom Juan. S'il vécut peu, c'est qu'il eut, bien que plus silencieusement, le sort que le Tartuffe avait eu l'année précédente.

La pièce fut jugée irréligieuse, et ceux qui, sincèrement ou non, en portèrent ce jugement, se firent écouter ces deux faits sont hors de doute, sans que nous connaissions bien toute l'histoire des réclamations soulevées, des raisons que l'on crut avoir d'y faire droit, et de l'ordre secrètement donné, d'abord de faire des suppressions, puis d'arrêter les représentations de la pièce par une suspension, qui devint définitive. Pour nous faire cependant quelque idée des plaintes qui, au nom de l'intérêt des croyances religieuses, durent s'élever de plus d'un côté, nous avons un libelle qui eut du retentissement

1. Voyez ci-dessus, p. 24, 30 et 31.

2. Voyez son Sommaire, ci-après, p. 73 et 74.

et dont nous devrons bientôt reparler. La permission de l'imprimer est datée du mois d'avril 1665. Il avait été sans doute écrit dans le temps que la pièce se jouait encore. L'auteur de ce violent réquisitoire nous dit qu'il n'était pas le seul, ni le premier qui eût senti le venin un ambassadeur s'était écrié que dans cette comédie il y avait bien de l'impiété; une dame avait dit à Molière : « Votre Figure baisse la tête, et moi je la secoue1.» Pour la seconde fois, en moins d'un an, ces timorés ou ces malveillants eurent gain de cause contre Molière, et Dom Juan disparut après la quinzième représentation. En plein succès, une mort si brusque n'est pas une mort naturelle; le coup d'autorité a laissé sa marque visible, bien qu'il eût frappé discrètement, sans scandale. Les faits parlent : dès la seconde représentation, la fameuse scène du Pauvre avait disparu, au moins en partie. Le dénonciateur l'atteste, en même temps qu'il explique en quoi elle avait offensé la piété : « Un pauvre, dit-il (p. 225), à qui l'on donne l'aumône à condition de renier Dieu; » et il ajoute dans une note: «< en la première représentation. » D'autres retranchements paraissent avoir été imposés de très-bonne heure, tous ceux sans doute auxquels se conformèrent plus tard, dans leur premier texte, les éditeurs de 1682, et qui furent alors jugés insuffisants, puisque, après l'impression de ce texte, l'on exigea des cartons.

Après le vendredi 20 mars, avant-veille du dimanche de la Passion, Dom Juan, nous l'avons dit, cessa d'être joué. Il est clair que pendant les vacances de Pâques, Molière fut averti qu'il valait mieux le faire de lui-même disparaître de l'affiche.

Dans le temps où la pièce était encore au théâtre, le libraire Louis Billaine avait obtenu, pour la faire imprimer, un privilége, accordé pour sept ans, qui porte la date du 11 mars, et fut présenté à l'enregistrement de la chambre des libraires le 24 mai 2. Cependant Billaine ne fit point usage de ce privilége, que probablement il reçut avis de laisser sans effet.

Contre cette proscription, qui, par ménagement pour Molière, resta clandestine, l'auteur de Dom Juan ne lutta pas

1. Voyez ci-après, p. 230.

2. Voyez le Registre syndical des libraires, Fonds français de la Bibliothèque nationale, no 21 945, fo 38 vo.

comme il avait fait dans l'affaire du Tartuffe. Celle-ci restait pour lui l'intérêt principal; et Dom Juan ne lui paraissait, tout au plus, qu'un épisode de la rude bataille dont cette petite diversion ne devait pas compromettre les grandes opérations. Il se peut d'ailleurs que, malgré les beautés de premier ordre de sa nouvelle comédie, il en mît lui-même la valeur en quelque doute. Elle n'était, après tout, qu'une improvisation de son génie, jetée à la hâte à ses camarades, qui la sollicitaient. Peut-être aussi les aristarques, plus choqués que ne dut l'être le public de son irrégularité, qui, aujourd'hui seulement, nous semble une liberté si heureuse, l'invitaient-ils à en faire peu de cas. Il y a toute apparence qu'il l'abandonna sans trop de peine; et nous ne voyons pas qu'il ait cherché sur ce terrain à reconquérir la position enlevée par ses ennemis. Rien de semblable aux placets ni à la préface du Tartuffe. Dès lors le spectacle de quelques hostilités assez courtes entre le parti de l'attaque et celui de la défense, à laquelle Molière ne prit aucune part directe, n'offre pas le même intérêt que l'histoire du précédent chef-d'œuvre, victorieux en 1669. Cependant les coups échangés, à l'occasion de Dom Juan, ne doivent pas être tout à fait passés sous silence.

Le libelle que nous venons de mentionner a pour titre : Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre, par B. A. Sĩ D. R., advocat en parlement. A Paris, chez N. Pepingué. 1665. Avec permission (en date du 18 avril 1665). Une autre édition suivit de près; elle porte cette fois, au titre, le prétendu nom de l'auteur en toutes lettres : le Sieur de Rochemont ; et, au bas de la dernière page, un permis d'imprimer du 10 mai 1665. On connaît encore de la même année, d'une part, une édition, avec quelques adoucissements, et, de l'autre, diverses réimpressions, dont une au moins est une contrefaçon voyez ci-après, p. 217, note 1.

Ce n'était plus, sinon par échappées, la violence maladroite de Pierre Roullé. L'avocat en parlement entend mieux la rhétorique; et, comme nous donnons ci-après en appendice son acte d'accusation, on pourra juger de sa très-véritable habileté d'écrivain. Il parle d'abord d'un ton modéré, et l'on voit qu'il a commencé par faire effort pour déchirer doucereusement, au lieu de mordre à belles dents comme le curé de

Saint-Barthélemy. Mais la véhémence ne se fait pas longtemps. attendre «< Qui peut supporter, dit-il (p. 220), la hardiesse d'un farceur qui fait plaisanterie de la religion, qui tient école du libertinage, et qui rend la majesté de Dieu le jouet d'un maître et d'un valet de théâtre, d'un athée qui s'en rit, et d'un valet, plus impie que son maître, qui en fait rire les autres?... Un athée, foudroyé en apparence, foudroie en effet et renverse tous les fondements de la religion, à la face du Louvre, dans la maison d'un prince chrétien. » Bientôt même, comme s'il eût enfin voulu rivaliser avec l'auteur du Roi glorieux, le libelliste se laisse entraîner à la grossière injure (p. 220): « Il faut avouer que Molière est lui-même un Tartuffe achevé et un véritable hypocrite. »>

Quel était ce sieur de Rochemont qui, malgré de telles fautes de goût, savait écrire, en qui l'on pouvait reconnaître un style poli, du moins dans un certain sens du mot? Dans la première des réponses qui lui furent faites la même année', on l'appelle (p. 235) un « inconnu; » mais on entend assurément par là un auteur plus ou moins bien caché derrière un pseudonyme, puisque, un peu plus loin (p. 236), on lui adresse cette apostrophe : « Cher écrivain, de peur qu'en travaillant à vous attirer cette réputation d'homme de bien, vous ne perdiez celle que vous avez d'être fort habile homme et plein d'esprit.... » C'est assez déclarer que, sous le masque, on reconnaît à qui l'on a affaire. On avait affaire à un janséniste. Le même défenseur de notre poëte ne laisse là-dessus aucun doute quand il dit (p. 233): « Il traite M. de Molière de démon incarné, parce qu'il a fait des pièces galantes et qu'il n'emploie pas ce beau talent.... à traduire la Vie des Saints Pères. » Le trait va tout droit à Port-Royal : la traduction des Vies des saints Pères des déserts en sortait. Nous tenons donc l'essentiel, et nous pouvons nous en contenter; mais lever plus qu'à demi le voile n'a point semblé impossible. Un critique, qui n'en est pas à faire ses preuves de sagacité, M. Livet, s'en est tout récemment chargé2; y a-t-il réussi?

1. Voyez ci-après, p. 232.

2. Dans un article inséré au Moniteur universel du jeudi 14 mars 1878, sous ce titre : Problèmes moliéresques.

peut-être. Il a fait attention aux initiales B. A. qui précèdent celles du nom de guerre, Sr D. R. (Sieur de Rochemont), et aux mots << advocat en parlement » qui le suivent. Ce B et cet A, ainsi que la profession, lui ont paru ne pas mal désigner l'avocat Barbier d'Aucour, celui-là même dont la plume de polémiste s'attaqua l'année suivante à Racine1, et qui devait un jour être jugé assez habile écrivain pour entrer à l'Académie française. Le sieur de Rochemont aurait ainsi tout l'air, avec son B et son A, d'avoir tenu à être deviné, et d'avoir un peu fait comme la nymphe qui, avant de fuir derrière les saules, est bien aise qu'on l'ait vue. M. Livet, s'attachant au petit problème, a cherché un surcroît d'évidence dans la comparaison du style des Observations avec celui d'autres écrits de Barbier d'Aucour. Les preuves de ce genre sont délicates à manier et difficilement décisives. Nous renvoyons les experts à celles que M. Livet a finement développées.

Ce qui nous importe surtout, c'est qu'un contemporain, qui connaissait bien l'inconnu, le savait janséniste. Ainsi, quoique Molière, dans Dom Juan, comme dans le Tartuffe, eût pris certains traits de sa peinture aux jésuites, tels que les a représentés Pascal, il s'est trouvé, dans le parti contraire, des plumes pour guerroyer contre l'une et l'autre comédie: ce

1. Voyez au tome IV, p. 306-322 de notre édition des OEuvres de Racine. A la note 3 de la page 329 du même tome de Racine nous avons dit que, s'il fallait en croire les éditeurs de 1807, l'avocat Barbier n'aurait pris le nom de d'Aucour que vers 1676. Le B. A. des Observations prouverait le contraire, ou la conjecture de M. Livet se trouverait manquer de fondement. Une erreur des éditeurs de 1807 pouvant être supposée, nous proposons, sans rien décider, la difficulté. Il y en aurait une beaucoup plus grande dans un passage de la seconde réponse aux Observations, si, n'y voyant pas un simple badinage, l'on était d'avis que l'auteur de cette Lettre, tout en feignant, comme l'autre apologiste, d'ignorer le nom de l'Observateur, savait, lui aussi, qui il était, et le connaissait, non pour un avocat au Parlement, mais pour un prêtre. Il parle en effet ainsi (p. 244): « Peut-être me direz-vous.... qu'il peut avoir appris la vie de Molière par une confession générale? Si cela est..., il est encore plus criminel. » L'avocat Barbier n'entendait personne en confession.

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