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plus loin et plus haut dans la région des causes. Elle se rat-` tache logiquement aux principes qui dictent l'attitude générale des écrivains du XVIIe siècle au regard de la nature, et à la conception de l'art littéraire que leur imposait irrésistiblement leur milieu.

:

Sous Louis XIV, n'existait pas ce qu'on pourrait appeler l'interpénétration des arts ceux-ci ne s'empruntaient point, dans la mesure où cela se peut faire, leurs ressources individuelles, ni ne cherchaient, dans l'ordre des sensations évoquées, à sortir de leur domaine propre. Pour être plus exact, disons que cette pénétration n'était pas réciproque. La règle de la distinction des arts ne s'appliquait que dans une seule direction et l'empiètement était unilatéral. Si les arts graphiques ne réussissaient naturellement point à utiliser toutes les ressources de l'art littéraire, ils lui empruntaient du moins ses grandes règles et visaient le même but. Mais jamais les écrivains, Labruyère excepté, ne cherchaient à rendre les effets sensibles propres à la peinture et à la musique. Quand Annibal Carrache déclare :

« Les poètes peignent avec les paroles et les peintres parlent avec pinceau »>,

il n'a raison que dans la seconde partie de sa phrase, et il n'aurait même jamais songé à appliquer la première à ses contemporains si, comme nous, il avait pu lire Chateaubriand.

Si, de nos jours, l'expression du sentiment se transmue souvent en notation de sensation et passe de l'abstrait au concret, on peut avancer que le procédé inverse était

presque uniformément appliqué au XVIIe siècle et que la sensation n'y est notée que par l'intermédiaire du sentiment auquel elle donne naissance et grâce à la vertu de celui-ci.

Bien plus, par un scrupule moral, aujourd'hui complètement éteint, les écrivains du temps auraient condamné la peinture trop fidèle des sensations les plus innocentes à nos yeux comme une manière de péché de concupis

cence.

Nous avons donc relu attentivement les fables pour y chercher La Fontaine coloriste, c'est-à-dire selon notre définition, peignant la couleur pour la seule satisfaction délicate et voluptueuse de la peindre, pour la seule joie de faire partager à son lecteur les sensations esthétiques si pleines, si riches et si subtiles qu'elle crée en nous par ses combinaisons infinies, et franchement nous ne l'avons pas trouvé.

Cette constatation se dégage inévitablement de l'examen des passages mêmes où les apparences semblent lui donner droit au titre de coloriste.

En premier lieu, on remarque que les termes dénotant une couleur sont très rares dans les Fables. Ce seul fait est déjà caractéristique et témoigne que la couleur est une notation dont notre auteur n'avait que très occasionnellement le souci.

Il est naturellement puéril et illusoire de juger de l'intensité et de l'étendue des manifestations d'un sentiment par l'exposant numérique marquant la fréquence des termes qui le traduisent; aussi est-ce à titre de simple indication que

nous donnons ci-dessous le tableau 1 des principales couleurs qu'il utilise et le nombre de fois où il les emploie 2 :

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On constatera l'absence dans les Fables des couleurs cidessous, qu'il n'a employées que dans ses autres écrits :

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et celle des couleurs suivantes, qu'il n'a employées nulle part bleu, carmin, châtain, écarlate, fauve, jaune, marron, roux, violet, etc., pour ne citer que les plus communes.

Son musée, comme on voit, n'est pas très riche en rares spécimens, et il présente de bien curieuses lacunes.

1. Nous nous sommes servi, pour établir cette liste, du Lexique de la langue de La Fontaine, qui constitue les tomes X et XI de la « Collection des Grands Écrivains (Hachette).

2. Cf. G. Pouchet, Revue scientifique, 13 oct. 1888, cité par M. Paul Souriau, La suggestion dans l'Art. Bibliothèque de Philosophie contemporaine, p. 24.

Mais poursuivons. Il convient d'écarter tout d'abord les mots qui, malgré les apparences, n'ont pas le droit strict de figurer dans la catégorie que nous venons d'étudier : ce sont ceux qui font partie de locutions toutes faites, où le sens particulier du terme évoquant la couleur est absorbé dans le sens général de l'expression dont il ne peut se dissocier, si bien que l'impression de couleur est atténuée, presque éteinte parfois et que son emploi ne correspond aucunement au désir chez l'auteur de noter une sensation chromatique. Ce degré d'atténuation est variable selon les cas particuliers et correspond à l'âge de la locution et à la fréquence de son usage antérieur.

Dans cette catégorie on peut ranger:

Prêts à porter le bonnet vert

La Chauve-Souris, le Buisson et le Canard, XII, 7.

Bonnet vert est une allusion contemporaine courante à la coutume qui permettait aux débiteurs insolvables de se libérer en portant publiquement un bonnet de cette couleur. De même :

Toutes deux ayant patte blanche.

Les deux Chèvres, XII, 4.

Il faut toutefois remarquer qu'ici la dissociation des termes est à demi réalisée par une sorte de rajeunissement de l'expression qui, ramenée à son sens original, s'applique à deux chèvres. Elle évoque nettement la couleur, alors que l'emploi métaphorique est moins nettement suggéré.

Ce n'est pas là le seul cas où La Fontaine avive et restaure,

pour employer le terme technique, la couleur défraîchie d'une expression vieillie, en voici un autre exemple :

Le blé, riche présent de la blonde Cérès.

Rien de trop, IX, 11.

Blonde Cérès est conventionnel et banal, mais passe ici à la faveur de blé, qui évoque déjà la couleur blonde, qui prépare et rafraîchit l'image.

Il va de soi qu'il n'en est pas toujours ainsi. Nous trouvons des exemples du contraire sans chercher bien loin dans une même fable où La Fontaine nous présente :

La main des Parques blêmes.

Le Vieillard et les trois jeunes Hommes, XI, 8.

et

Qui de nous des clartés de la voûte azurée.

Ibidem.

Ici les adjectifs blêmes et azurée ont perdu toute leur valeur originale de coloris, effet de leur longue association avec le substantif auquel ils sont soudés, et rien n'en rachète l'emploi.

Par suite de l'évolution de notre sens chromatique littéraire, il arrive aussi qu'un terme évoquant des sensations complexes à notre imagination nous affecte surtout par l'élément couleur. Ce que nous savons de la vision littéraire du XVIIe nous engage à supposer qu'il n'en était peut-être pas de même chez La Fontaine. Quand il parle de :

..sa chaumine enfumée.

La Mort et le Bûcheron, I, 16.

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