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Le titre, il faut le retourner en tous sens pour bien en saisir la signification s'il est complexe; pour bien voir tout ce qu'on peut lui faire rendre s'il est simple. Il fallait donc le prendre au premier mot, « la mort » et commencer par vous demander, avant toute autre chose s'il y a pour un chêne plusieurs sortes de mort, et quelles elles sont. De la façon la plus naturelle d'abord, il peut mourir de vieillesse ; il peut aussi être frappé à mort par l'orage; il peut encore être abattu par la main de l'homme. Voilà déjà de quoi choisir. Nous laisserons de côté les tremblements de terre, les incendies, la maladie, etc., que sais-je encore? Faisons donc mourir notre chêne de la mort qui nous paraîtra la plus intéressante maintenant que nous pouvons décider à bon escient. Quelle estelle ? »>

Les voix de la classe sont partagées : « Nous contenterons tout le monde et nous traiterons les trois sujets séparément. Dites-moi maintenant quels sont ceux qui s'étaient posé la question préliminaire ainsi que je viens de l'indiquer ? » Une ou deux voix se lèvent timidement. « Vous voyez bien que pour la majorité d'entre vous mon conseil n'était pas superflu. »>

« Nous avons analysé le mot « mort » ; je vous fais grâce de la préposition et de l'article. Passons à « chêne ». Vous savez tous ce que c'est qu'un chêne ? »

« Évidemment. >>

« B., voulez-vous venir m'en dessiner un au tableau ? » B., trop modeste, se récuse : « Je ne sais pas dessiner. »

- « Excuse excellente ! Mais je prétends qu'avec tout le talent d'Harpignies (et son expérience en moins!) vous

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seriez encore incapable d'en représenter un correctement. Je vous défie de faire de mémoire un croquis passable de l'Hôtel de Ville ou du « Parish Church » devant lesquels vous passez tous les jours. >> Plusieurs étudiants relèvent le défi, saisissent alertement un crayon, tirent deux ou trois lignes et le reposent sans bruit, « trying to look unconcerned ». - « J'ai gagné mon pari, j'en étais sûr : j'avais essayé moimême ! C'est que trop souvent nous confondons « connaître » et « savoir ». Il importera donc, si c'est possible, d'aller voir un chêne sur pied et de le peindre d'après nature. « Il s'agit de regarder tout ce qu'on veut exprimer assez longtemps pour en découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurez en face de cet arbre et de ce feu jusqu'à ce qu'il ne ressemble pour vous à aucun autre arbre, à aucun autre feu. » Le conseil en est bon, mais il n'est pas nouveau : c'est en propres termes celui qu'adressait Flaubert à Maupassant. Ni l'un ni l'autre ne sont de petits garçons et nous ne saurions nous mettre à meilleure école 1.

Il est certain en effet que le spectacle d'un chêne que vous aurez vu, de vos yeux vu, vous inspirera des réflexions personnelles et des détails pittoresques auxquels vous n'auriez jamais songé auparavant. Le gros écueil d'un devoir comme celui-ci et de maint autre - c'est en effet le lieu commun, la banalité, le convenu. Je ne pourrais pas compter sur mes

1. Dans ses Conseils sur l'art d'écrire (Paris, Hachette, 1894). M. Lanson précise et rectifie ces préceptes en vue de leur application à des élèves. M. Souriau montre, lui, quel darger il y a à noter directement tout ce qu'on voit. La suggestion dans l'art, p. 191, Paris, Alcan, 1909

dogts ceux qui m'ont parlé des petits oiseaux. Oh! ces petits oiseaux ! je les attendais, et comme ils ont été fidèles au rendez-vous ! Il y en avait une nichée dans presque tous vos devoirs. »>

N. -« Mais c'est pourtant un détail exact, un fait ! »

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«La belle raison! Allez-vous me dire que Napoléon avait deux yeux, une bouche et des oreilles sous prétexte que c'est historique. Il ne faut dire que ce qui en vaut la peine. Il y a des oiseaux dans tous les arbres et ce qui convient à tout ne convient à rien. Vos détails doivent être, non seulement vrais, mais choisis, car l'art, vous le savez, est un choix. Il faut qu'ils caractérisent, qu'ils individualisent. Mais avançons :

I. LE CHÊNE MEURT DE VIEILLESSE.

Il faut le situer, ce chêne, dans le temps (dites la saison) et dans l'espace (dites où il se trouve). Il faut que je puisse le voir se dresser devant mes yeux et me le figurer comme vous le voyez vous-mêmes. Quelle saison choisirez-vous donc ? L'hiver ou l'automne, si vous tenez à traiter le fond de votre tableau dans le même ton que le premier plan. L'été ou le printemps, si vous désirez produire un effet de contraste. Ce dernier procédé sera sans doute plus facile, mais plus convenu, « a little cheap », et moins artistique. Tracez ensuite le portrait de l'arbre lui-même. Montrez la lente décrépitude du vieux chêne au moyen de détails caractéristiques de son aspect extérieur. Son écorce est fendue,

se détache par lambeaux, manque par places

on voit le bois dénudé comme de la chair à vif ce bois lui-même s'effrite sur le bord des plaies. On trouve sous l'écorce des colonies d'insectes. Le tronc sonne creux. Les oiseaux...

Les élèves restent interloqués : « Tu quoque ! »

« Oui, les oiseaux, certainement; tous les détails sont bons à condition expresse d'ajouter un trait utile au tableau... Les oiseaux qui le hantent sont des chouettes, des hiboux, aussi des chauves-souris (voyez mes ailes!) Ces détails sont intéressants. Pourquoi ?

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« Parce que ce sont des oiseaux qui font leur nid dans le tronc des vieux arbres et qu'on les trouve surtout là. << The hollow oak their palace is. »

«< A merveille; mais n'y a-t-il pas d'autres raisons ? » - « Ce sont des oiseaux de mauvais présage, précurseurs de la mort. »

« Justement, ils s'emparent du chêne avant qu'il ait fini de mourir comme les vautours tournoient sur un champ de bataille avant même que les blessés aient rendu le dernier soupir. Il n'est pas nécessaire de dire cela si brutalement, mais il n'y a aucun mal à en évoquer l'idée. Souvent les choses qu'on laisse entendre, qu'on suggère à demi sont celles, précisément, qui frappent davantage le lecteur. Peut-être faudrait-il ajouter quelque chose sur ses feuilles. Il n'est pas improbable qu'elles aient aussi certains caractères particuliers et intéressants. Les feuilles d'un arbre sur le point de mourir de vieillesse sont sans doute différentes de celles d'un arbre en pleine vigueur. Peut-être sont-elles moins vertes, plus petites je n'en sais rien, il faudrait aller y voir.

En tous cas, certaines branches sont dénudées déjà et trahissent la mort prochaine. Le chêne n'a plus assez de sève pour toutes: il semble que son cœur ne batte plus assez fort pour envoyer le sang qui porte dans tous ses membres la nourriture puisée dans les profondeurs de la terre. Ce sont les branches du haut, les premières, qui se dessèchent des touffes de gui pâlissent au sommet. Petit à petit la vie se retire et gagne les branches inférieures. N'en va-t-il pas souvent de même chez les hommes ? »

K. — « Oui, on commence généralement par devenir chauve ! >>

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« Vous faites semblant de ne pas me comprendre. J'entends que l'homme aussi, souvent, meurt par la tête. Rappelez-vous Maupassant dont je vous parlais tout à l'heure

et combien d'autres. Mais, ce parallélisme avec l'homme, je ne l'ai amené que pour faire surgir d'autres idées intéressantes. Nous avons vu que cette mort de l'arbre est graduelle - l'homme au contraire meurt d'un seul coup. Est-ce la seule différence ? »>

D.—«Non, elle est non seulement graduelle, mais très lente. » « Quoi encore ? Comment se comporte un animal au moment de mourir ? »>

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M.

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« Il se débat avec la dernière énergie. »

« C'est le cas de le dire. Dans certains patois de la France on dit que l'animal « fait sa toile » par allusion aux gestes désordonnés des tisserands. Mais si, dans leur agonie, les bêtes se débattent, si elles crient, c'est qu'elles souffrent. La mort des arbres est au contraire sans douleur et silencieuse comme... Comme quoi ? »

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