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Un certain loup dans la saison
Que les tièdes zéphyrs ont l'herbe rajeunie.

Le Cheval et le Loup, V, 8.

Les alouettes font leur nid

Dans les blés quand ils sont en herbe.

L'Alouette et ses petits avec le maître d'un champ, IV, 22.

Mais, si les raisons qui ont inspiré et parfois retenu La Fontaine dans son emploi de la couleur ne peuvent échapper à l'analyse minutieuse de son œuvre, cette analyse, d'autre part, est indispensable pour les déceler, et l'on ne les perçoit point lorsqu'on regarde le tableau à la distance à laquelle on doit équitablement le tenir.

Les couleurs sont à leur plan, les tons ont tout juste l'intensité qui convient. L'apprêt n'est point perceptible, le lecteur ne se doute de rien parce que l'art est apparent mais non l'artifice. C'est la perfection même.

La pratique de la couleur chez La Fontaine découle, nous l'avons vu, de sa théorie générale du décor.

D'autre part, s'il dépasse la grande majorité des auteurs contemporains par la réalisation objective de ses sensations chromatiques, c'est uniquement une question de degré. Dans le domaine de la théorie pure, il obéit fidèlement à une conception esthétique littéraire identique à la leur. Et la constatation de cette unité de dessein satisfait à la fois les exigences de la logique et les prévisions de l'expérience.

Nous ne savons dans quelle mesure cette fidélité est voulue ou même consciente et dans quelle mesure elle est spontanée.

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Constatons encore que la rareté du coloris dans La Fontaine n'est réelle que par rapport à notre goût contemporain que l'éclat de la palette romantique a prévenu; affirmons que notre admiration pour être historique, et partant juste, ne doit le comparer qu'à ses prédécesseurs ou mieux à ses contemporains et abandonnons la critique pour conclure en simple lecteur. Il nous plaît qu'en cette matière le lecteur ait le dernier mot. Nous serons alors tenu de reconnaître que nos impressions gagnent en intensité ce qu'elles perdent en fréquence et que ses plus belles couleurs jettent un éclat aussi vif que ces rubis, ces émeraudes, ces opales dont la main d'un joaillier ingénieux isole les feux dans les ondulations vaporeuses d'une gaze grise et légère comme la brume d'été.

b) CHATEAUBRIAND, THÉORICIEN DE LA TRADUCTION 1

1

SUJET TRAITÉ. En même temps que sa version du Paradis perdu, Chateaubriand a publié un certain nombre de remarques liminaires destinées, comme quelques paragraphes de l'Avertissement à l'Essai sur la Littérature anglaise 2, à édifier les lecteurs sur la valeur de son système de traduction. Il s'y propose subsidiairement de nous éclairer sur le succès qu'il pense avoir atteint dans sa laborieuse entreprise.

Il n'entre pas dans nos vues de discuter avec lui ce dernier point. Au reste il a été élucidé par M. Dick 3 dans une appréciation qui ne paraît sévère que parce qu'elle est juste, et dans laquelle ce critique a signalé dans le détail, car cette étude détaillée est surtout une étude de détails, les difficultés sur lesquelles Chateaubriand a trébuché. Malgré un réquisitoire que l'auteur se contraint à réduire à une douzaine de pages, il conclut ainsi : « La traduction du Paradis perdu par Chateaubriand peut donc supporter, et honorablement, la comparaison avec les traductions de Taine », et ce n'est pas là un mince éloge. En effet, à pre

1. L'édition à laquelle nous renvoyons dans ces notes est l'édition Gar

:

nier Euvres complètes de Chateaubriand. Nouvelle édition précédée d'une étude de M. Sainte-Beuve, t. XI.

2. P. 482 et suiv.

3. La traduction du Paradis perdu de Chateaubriand, E. Dick, Revue d'Histoire littéraire, 1908, p. 750.

mière vue, la règle équitable pour donner une idée exacte du mérite, sinon de la valeur d'un traducteur, semble être de le rapprocher de ses devanciers plutôt que de ses successeurs, mais il y a dans la violation même de cette règle un compliment à l'adresse de Chateaubriand qui n'échappera à aucun de ceux qui savent avec quel scrupule M. Dick se garde de tout excès de bienveillance 1.

Ainsi le bonheur de cette traduction ayant été une fois déjà établi et reconnu, il ne reste plus qu'à étudier les procédés de travail de Chateaubriand et à nous rendre compte de ce que fut chez lui le théoricien.

Ce n'est pas en effet aller trop loin que de le considérer comme un spécialiste. Sans doute, envisagée dans l'ensemble imposant de son œuvre, sa traduction de Milton n'apparaît que comme une fraction négligeable ou presque. Aux yeux du grand public, elle n'ajoute ni ne retranche rien à sa gloire, mais jugée en soi, c'est un travail considérable.

L'importance littéraire de l'original, la longueur matérielle du poème, 10.467 vers, le temps que le traducteur y a consacré 2, les peines qu'il a prises 3, et sur lesquelles il se plaît naturellement à revenir 4, le cas qu'il fait de Milton 5, l'influence que les œuvres du poète anglais ont exercée sur son

1. Cf. Plagiats de Chateaubriand, Ernst Dick, Berne, 1905.

2. « Je pourrais dire que ce travail est l'ouvrage entier de ma vie, car

il y a trente ans que je lis, relis et traduit Milton », p. 482.

3.

« avoir pâli autour d'une phrase des journées entières », p. 485.

4. Rem., p. 13 : « je refais vingt fois la même page ».

5. « Au reste, je parle fort au long de Milton dans l'Essai sur la Littérature anglaise puisque je n'ai écrit cet Essai qu'à l'occasion du Paradis perdu », p. 485.

propre génie et qui indique justement à quel point il s'était pénétré de son sujet, le souci qu'il a de voir sa traduction bien reçue et l'ardeur qu'il met à la défendre, tout cela indique assez le prix qu'il attachait lui-même à cette partie de son œuvre. Il nous plaît, à son exemple, de ne point la négliger et de démentir courtoisement ses prévisions pessimistes : « Qu'importe tout cela aux lecteurs et aux auteurs d'aujourd'hui ? Qui lira mes commentaires? Qui s'en souciera 1 ? >>

C'est Chateaubriand qui prononce lui-même le mot de système, mais en vérité le terme ne correspond dans son esprit à rien de bien systématique. Le décousu, la nature incomplète de ses idées intéressantes jusque par leurs lacunes, nous convainc que de système, au sens rigoureusement exact du mot, il n'en avait pas. Ses idées, nettes, très tranchées, voire assez tranchantes, semblent avoir jailli dans son esprit au hasard des heurts de l'expérience journalière, du contact avec les aspérités du texte. Elles font l'effet de notes marginales cousues bout à bout. Elles ne constituent point pour nous le développement d'un principe général né d'une longue et froide préméditation. S'il en était autrement, amoureux de la composition comme il l'était, il n'eût point manqué de mieux coordonner ses vues et c'est cette préface, cet avertissement qui lui offraient la meilleure occasion de les exposer. Au contraire, il semble s'être jeté dans la traduction sans avoir mûrement réfléchi à son entreprise, et paraît s'être mis à l'œuvre pour filer ces 10 467 vers sans

1. Remarques, p. 5.

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