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avoir conjecturé la peine que lui donnerait ce pensum 1.

Même si l'idée de compléter, de développer, d'organiser ces remarques a plus d'une fois traversé son esprit, il ne pouvait guère s'y arrêter, car c'est la gêne 2 qui le poussa à publier sa traduction et le moment était peu propice pour échafauder des théories et pour philosopher. Il eût craint d'ailleurs d'écrire en vain. La foule des lecteurs que sa détresse l'obligeait à respecter, sinon à circonvenir, se passionne peu pour ce genre de discussions.

Pourtant, si ces remarques ne sont, comme nous l'avons dit, que des notules jetées en marge de la traduction, à mesure qu'elle se poursuivait et glanées dans la suite pour former une gerbe assez irrégulière, il n'est peut-être pas légitime de prendre Chateaubriand au pied de la lettre quand il parle de système et sans doute nous n'avons pas le droit de dégager de ses observations toute une théorie. N'est-ce pas fausser la portée de ce système que de chercher à l'agrandir ?

3

C'est Chateaubriand lui-même qui répond à notre question : « Me serait-il permis d'espérer que si mon essai n'est pas trop malheureux, il pourra amener quelque jour une révolution dans la manière de traduire. » Telle est, dans sa modestie ingénument optimiste, la confiance qu'il accordait à ce système. Et c'est très suffisant pour prétendre justement

...

1. tâche que je ne me serais jamais imposée si je l'eusse d'abord mieux comprise ».

2.

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On le verra plus loin, quand le besoin sera trop pressant, s'atteler à d'ingrates besognes; vieux et cassé par l'âge, il traduira pour un libraire le Paradis Perdu ». Mémoires d'Outre-tombe, Ed. Biré, t. X.

3. Remarques, p. 12.

que la portée de sa théorie dépassait de beaucoup dans sa pensée l'application au seul Paradis perdu.

Mais nous admettons fort bien qu'arrivé à ce point notre lecteur puisse encore se demander avec raison quel peut être pour nous l'intérêt général de ces remarques et si ce n'est point forcer l'importance des choses que de leur consacrer même cette minime étude. Nous ne le croyons pas.

Le rayon que l'on peut ainsi projeter sur une petite facette du caractère et du génie de Chateaubriand réflète sur l'ensemble du personnage une lumière atténuée sans doute, mais plus diffuse et plus large d'autant, et qui contribue pour sa part à éclairer cette grande figure.

Si les principes d'un traducteur ne donnent que jusqu'à un certain degré la mesure de sa conscience littéraire, du moins ils nous permettent d'estimer avec précision celle qu'il voudrait qu'on lui suppose. (We are not all the finest Parian!)

Cherchons à définir ce système :

Chateaubriand dit quelque part dans ses remarques 1 << Si les nouveaux traducteurs ont suivi mon système, ils reproduiront à peu près ma traduction. S'ils ont pris le système de la traduction libre, le mot à mot de mon humble travail sera comme le germe de la belle fleur qu'ils auront habilement développée. » Nous ne nous arrêtons pas à la dernière partie de cette citation où, se laissant apparemment entraîner par le désir de ne pas sacrifier une image gracieuse qui se présentait à son esprit, il contredit sa pensée véritable

1. P. 12.

plus fidèlement exprimée ailleurs. Observons simplement que le système dont il parle, sans être synthétisé nulle part dans les remarques, trouve ici sa définition négative par opposition à la traduction libre. C'est là un point capital. Cette renonciation spontanée à la liberté équivaut chez le traducteur à un serment de fidélité, et la fidélité est la meilleure preuve qu'il puisse donner de sa conscience littéraire 1. Or il se trouve justement que la conscience littéraire de Chateaubriand est l'un des éléments de son caractère dont la critique pendant ces dernières années s'est le plus occupée. Fréquemment on a obligé les œuvres de René à témoigner sur ce sujet contre leur auteur et l'on a plus d'une fois tenté de mesurer l'écart qui existe entre la conscience dont il fait profession et celle dont il fait preuve.

Il prêtait d'ailleurs le flanc aux attaques, les provoquait même par la complaisance avec laquelle il insiste sur cette conscience littéraire. Insistance superflue, dont on lui a su mauvais gré, à bon droit sans doute, et qui explique qu'on lui fasse un grief particulier de faiblesses qu'on remet assez allégrement à d'autres écrivains.

La fidélité, telle est donc l'idée dominante de Chateaubriand, celle qu'on suit à travers ses remarques. « C'est, dit-il de son œuvre, une traduction littérale dans toute la force du terme que j'ai entreprise, une traduction qu'un enfant et un poète pourront suivre sur le texte, ligne à ligne, mot à mot, comme un dictionnaire ouvert sous leurs yeux 2. >>>>

1. Remarques, p. 3 et 5.

2. Id., p. 3.

1

Plus loin : « J'ai calqué le poème de Milton à la vitre 1», et l'image emprunte sa jolie transparence au procédé même qu'elle évoque.

Sans doute ce principe de fidélité n'a de nos jours rien de subversif, c'est presque une banalité, mais à l'époque où parut le Paradis perdu, si la fidélité ne passait pas précisément pour un préjugé, le mot était du moins un terme vague et élastique dont chacun, à son goût, étirait la signification et l'on ne savait point consentir de gaîté de cœur aux sacrifices qu'elle exige. Voici qui en témoigne : « Tout le monde a, je le sais, la prétention d'exactitude : je ressemble peutêtre à ce bon abbé Leroy, curé de Saint-Herbland de Rouen et prédicateur du Roi lui aussi a traduit Milton, et en vers: Il dit : « Pour ce qui est de notre traduction, son principal mérite, comme nous l'avons dit, c'est d'être fidèle. »

«< Or voici comme il est fidèle, de son propre aveu. Dans les notes du septième chant, on lit :

« J'ai substitué ceci à la fable de Bellerophon, m'étant proposé d'en purger cet ouvrage... J'ai adapté au reste les plaintes de Milton, de façon qu'elles puissent convenir encore plus à un homme de mérite..... Ici j'ai changé ou retranché un long récit de l'aventure d'Orphée, mis à mort par les Bacchantes sur le mont Rhodope.

« Changer ou retrancher l'admirable passage où Milton se compare à Orphée déchiré par ses ennemis !

« La Muse ne put défendre son fils! »

Le mérite de Chateaubriand, c'est d'avoir précisé par

1. Id., p. 5.

l'usage qu'il en a fait le sens de ce mot : fidélité. Chez lui la fidélité est une intention scrupuleusement sincère. Sa traduction n'est jamais délibérément, jamais consciemment infidèle. S'il lui arrive de donner d'assez nombreux coups de canif dans le contrat tacite qu'il a passé avec Milton, c'est involontairement. Il est pardonnable, car chez lui, c'est l'application qui est défectueuse, non le principe, et cela seul nous importe ici. En outre, en matière de traduction, je ne dis pas ailleurs, les infidélités ne sont pas l'infidélité.

Cette fidélité, voyons comment il l'entend. Quand il parle de « traduction littérale dans toute la force du terme » il ne faut pas le prendre lui-même littéralement. Tout est relatif. Il ne songe qu'à dénoncer vigoureusement les systèmes contraires au sien, ceux de ses prédécesseurs. Mais bien qu'il n'ait pas voulu faire une traduction élégante, selon l'interprétation de Dupré de Saint-Maur 1, il n'est pas servilement littéral, il a le souci de « dérouler une longue phrase d'une manière lucide, sans hacher le style ? ». L'élégance, il ne la proscrit pas, certes, mais elle n'est pas son but, elle n'est pour lui qu'un moyen, un moyen de plus d'être fidèle au bon droit.

2

Briser l'os pour aller jusqu'à la moelle, être en parfaite communion de pensée avec Milton, « faire de l'original un portrait ressemblant », voilà ce qu'il cherche. Pour y atteindre, il ne reculera pas devant un véritable exercice d'explication

1. Remarques, p. 6.

2. Id., p. 3.

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