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entier; ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair. Les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.

Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments; rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu,

ils approuvent.

Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément, et plus de style, que l'on en voit dans celles de BALZAC et de VOITURE. Elles sont vides de sentimens, qui n'ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche: elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que, tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent. Il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate. Elles ont un enchaînement de discours inimitable qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étoient toujours correctes, j'oserais dire les lettres de quelques-unes d'entre elles seroient peut

que

être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit.

Il n'a manqué à TÉRENCE que d'être moins froid: quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères ! Il n'a manqué à MOLIÈRE que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement: quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule ! Mais quel homme on auroit pu faire de ces deux comiques!

J'ai lu MALHERBE et THÉOPHILE. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence, , que le premier, d'un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu'elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple: il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre, sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'appesantit sur les détails; il fait une anatomie : tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature, il en fait le roman.

RONSARD et BALZAC ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très-grands hommes en vers et en prose.

MAROT, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis RONSARD : il n'y a guère entre ce premier et nous que la différence de quelques mots.

RONSARD et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne lui ont servi. Ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection; ils l'ont exposé

à la manquer pour toujours, et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de MAROT, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot, et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et Du Bartas, aient été sitôt suivis d'un RACAN et d'un MALHERBE; et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée.

MAROT et RABELAIS sont inexcusables d'avoir semé l'ordure dans leurs écrits: tous deux avoient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer, même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible. Son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme: c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c'est le charme de la canaille: où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats.

Deux écrivains 1 dans leurs ouvrages ont blâmé MONTAIGNE, que je ne crois pas, aussi bien qu'eux, exempt de toute sorte de blâme : il paroît que tous deux ne l'ont estimé en nulle manière. L'un ne pensoit pas assez pour goûter un auteur qui pense

Nicole et le P. Malebranche. Le premier est celui qui ne pense pas assez, et le second celui qui pense trop subtilement.

beaucoup ; l'autre pense trop subtilement pour s'accommoder de pensées qui sont naturelles. Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin: on lit AMYOT et COEFFETEAU : lequel lit-on de leurs contemporains? BALZAC, pour les termes et pour l'expression, est moins vieux que VoITURE : mais si ce dernier, pour le tour, pour l'esprit, et pour le naturel, n'est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos écrivains, c'est qu'il leur a été plus facile de le négliger que de l'imiter; et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l'atteindre.

1

Le H. G.1 est immédiatement au-dessous du rien. Il y a bien d'autres ouvrages qui lui ressemblent. Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre, qu'il y a de sottise à l'acheter : c'est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises.

L'on voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle: il en donne l'idée.

Je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer.

Il y a des endroits dans l'opéra qui laissent en dé

Dans toutes les éditions des CARACTÈRES faites sous les yeux de l'auteur, on s'est servi de ces deux initiales pour désigner le MERCURE GALANT par de Visé. La première ne paroît pas devoir s'appliquer au mot dont elle tient la place, mais La Bruyère nous a dit lui-même, dans la préface de son Discours à l'Académie françoise, qu'il avoit souvent employé des lettres initiales qui n'ont qu'une signification vaine et incertaine, pour dépayser ceux qui le lisent, et les dégoûter des applications.

sirer d'autres. Il échappe quelquefois de souhaiter la fin de tout le spectacle, c'est faute de théâtre, d'action, et de choses qui intéressent.

L'opéra jusqu'à ce jour n'est pas un poème, ce sont des vers; ni un spectacle, depuis que les machines ont disparu par le bon ménage d'Amphion et de sa race': c'est un concert, ou ce sont des voix soutenues par des instruments. C'est prendre le change, et cultiver un mauvais goût, que de dire, comme l'on fait, que la machine n'est qu'un amusement d'enfants, et qui ne convient qu'aux marionnettes: elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux. Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements, aux Bérénices 2 et à Pénélope 3; il en faut aux opéras: et le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles, dans un égal enchantement.

Ils ont fait le théâtre ces empressés, les machines, les ballets, les vers, la musique, tout le spectacle; jusqu'à la salle où s'est donné le spectacle, j'entends le toit et les quatre murs dès leurs fondements: qui doute la chasse sur l'eau, l'enchantement de la table',

que

' Lulli, et son école, sa famille.

LA BÉRÉNICE de Corneille et celle de Racine.

3 LA PÉNÉLOPE de l'abbé Genest, représentée en 1684.

4 Rendez-v -vous de chasse de la forêt de Chantilly. (Note de La Bruyère.)

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