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CHAPITRE XIII.

DE L'AIR EMPRESSÉ (1).

Il semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d'un homme empressé sont de prendre sur soi l'événement d'une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne sauroit sortir avec honneur (2); et, dans une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'insister long-temps sur une légère circonstance, pour être ensuite de l'avis des autres (3); de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut boire (4); d'entrer dans une querelle où il se trouve présent, d'une manière à l'échauffer davantage (5). Rien n'est aussi plus ordinaire que de le voir s'offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne connoît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l'issue; venir vers son général, et lui demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s'il n'a point d'ordres à lui donner pour le lendemain (6) : une autre

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fois s'approcher de son père: Ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher, et ne commence qu'à s'endormir : s'il entre enfin dans la chambre d'un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu'on peut essayer s'il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre (7). S'il apprend qu'une femme soit morte dans la ville, il s'ingère de faire son épitaphe; il y fait graver son nom, celui de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son origine, avec cet éloge «Ils avoient tous de la vertu (8). » S'il est quelquefois obligé de jurer devant des juges qui exigent son serment: « Ce n'est pas, dit-il en perçant la foule » pour paroître à l'audience, la première fois que

>> cela m'est arrivé. ››

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NOTES.

(1) « De l'empressement outré et affecté. »

(2) Littéralement : « Il se lève pour promettre une chose qu'il ne pourra pas tenir. »

(3) Il me semble qu'on rendroit mieux le sens de cette phrase difficile en traduisant : « Dans une affaire dont tout le >> monde convient qu'elle est juste, il insiste encore sur un

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point insoutenable et sur lequel il est réfuté. »

(4) Le texte porte, « de forcer son valet à mêler avec de » l'eau plus de vin qu'on n'en pourra boire. » Les Grecs ne buvoient, jusque vers la fin du repas, que du vin mêlé d'eau ; les vases qui servoient à ce mélange étoient une principale

décoration de leurs festins. Le vin qui n'étoit pas bu de suite se trouvoit sans doute gâté par cette préparation.

(5) D'après une autre leçon, « de séparer des gens qui se » querellent. »

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(6) Il y a dans le grec, « pour le surlendemain. »

(7) La Bruyère a suivi la version de Casaubon; mais M. Coray a prouvé, par d'excellentes autorités, qu'il faut traduire simplement : « Dire qu'on lui en donne, pour essayer de le guérir par ce moyen. »

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(8) Formule d'épitaphe. (La Bruyère.) Par cela même elle n'étoit d'usage que pour les morts, et devoit déplaire aux vivants auxquels elle étoit appliquée. On regardoit même en général comme un mauvais augure d'être nommé dans les épitaphes; de là l'usage de la lettre V, initiale de vivens, qu'on voit souvent sur les inscriptions sépulcrales des Romains devant les noms des personnes qui étoient encore vivantes quand l'inscription fut faite. (Visconti.)

CHAPITRE XIV.

DE LA STUPIdité.

La stupidité est en nous une pesanteur d'esprit (1) qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte. S'il est obligé de paroître dans un jour prescrit devant ses juges pour se défendre dans un procès que l'on lui fait, il l'oublie entièrement, et part pour la campagne. Il s'endort à un spectacle, et ne se réveille que long-temps après qu'il est fini, et que le peuple s'est retiré. Après s'être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d'un chien du voisinage. Il cherche ce qu'on vient de lui donner, et qu'il a mis lui-même dans quelque endroit où souvent il ne le peut retrouver. Lorsqu'on l'avertit de la mort de l'un de ses amis afin qu'il assiste à ses funérailles, il s'attriste, il pleure, il se désespère, et prenant une façon de parler pour une autre: A la bonne heure, ajoute-t-il, ou une pareille sottise (2). Cette précaution qu'ont les personnes sages de ne pas donner sans témoins (3) de l'argent à leurs créanciers, il l'a

pour en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller son valet dans le plus grand froid de l'hiver, pour ne lui avoir pas acheté des concombres. S'il s'avise un jour de faire exercer ses enfants à la lutte ou à la course, il ne leur permet pas de se retirer qu'ils ne soient tout en sueur et hors d'haleine (4). Il va cueillir lui-même des lentilles (5), les fait cuire; et, oubliant qu'il y a mis du sel, il les sale une seconde fois, de sorte que personne n'en peut goûter. Dans le temps d'une pluie incommode, et dont tout le monde se plaint, il lui échappera de dire que l'eau du ciel est une chose délicieuse (6) et si on lui demande par hasard combien il a vu emporter de morts par la porte Sacrée (7): Autant, répondil, pensant peut-être à de l'argent ou à des grains, que je voudrois que vous et moi en puissions avoir.

NOTES.

(1) Littéralement, « Une lenteur d'esprit. » La plupart des traits de ce caractère seroient attribués aujourd'hui à la distraction, à laquelle les anciens paroissent ne pas avoir donné un nom particulier.

(2) Le traducteur a beaucoup paraphrasé ce passage. Le grec dit seulement : « Il s'attriste, il pleure, et dit : « A la >> bonne heure. »

(3) Les témoins étoient fort en usage chez les Grecs dans les paiements et dans tous les actes. (La Bruyère.) « Tout le >> monde sait, dit Démosthène, contra Phorm., qu'on va em» prunter de l'argent avec peu de témoins, mais qu'on en

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