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CHAPITRE XVI (1).

DE LA SUPERSTITION.

LA superstition semble n'être autre chose qu'une crainte mal réglée de la Divinité. Un homme superstitieux, après avoir lavé ses mains (2), s'être purifié avec de l'eau lustrale (3), sort du temple, et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche. S'il voit une belette, il s'arrête tout court; et il ne continue pas de marcher que quelqu'un n'ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu'il n'ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage. En quelque endroit de sa maison qu'il ait aperçu un serpent, il ne diffère pas d'y élever un autel (4); et, dès qu'il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées (5), il s'en approche, verse dessus toute l'huile de sa fiole, plie les genoux devant elles, et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d'y faire mettre une pièce mais bien loin d'être satisfait de sa réponse, effrayé d'une aventure si extraordinaire, il n'ose plus

se servir de son sac, et s'en défait (6). Son foible encore est de purifier sans fin la maison qu'il habite (7), d'éviter de s'asseoir sur un tombeau, comme d'assister à des funérailles, ou d'entrer dans la chambre d'une femme qui est en couche (8); et lorsqu'il lui arrive d'avoir, pendant son sommeil, quelque vision, il va trouver les interprètes des songes, les devins, et les augures, pour savoir d'eux à quel dieu ou à quelle déesse il doit sacrifier (9). Il est fort exact à visiter, sur la fin de chaque mois, les prêtres d'Orphée, pour se faire initier dans ses mystères (10): il y mène sa femme; ou, si elle s'en excuse par d'autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice (11). Lorsqu'il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l'eau des fontaines qui sont dans les places : quelquefois il a recours à des prêtresses, qui le purifient d'une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien, ou de la squille (12). Enfin, s'il voit un homme frappé d'épilepsie (13), saisi d'horreur, il crache dans son propre sein, comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.

NOTES.

(1) Ce chapitre est le premier dans lequel on trouvera des additions prises dans les manuscrits de la Bibliothèque Palatine du Vatican, qui contient une copie plus complète que les autres des quinze derniers chapitres de cet ouvrage. M. Siebenkees, sur les manuscrits duquel on a publié cette copie, doutoit de l'authenticité de ces morceaux nouveaux;

mais ses doutes sont sans fondement, et il paroît ne les avoir conçus que par la difficulté d'expliquer l'origine de cette différence entre les manuscrits. M. Schneider a levé cette difficulté, et a démontré toute l'importance de ces additions, lesquelles nous donnent non-seulement des lumières nouvelles sur plusieurs points importants des mœurs anciennes, mais dont la plupart complètent et expliquent des passages inintelligibles sans ce secours. Ce savant a observé qu'elles prouvent que nous ne possédions auparavant que des extraits très-imparfaits de cet ouvrage. Cette hypothèse explique les transpositions, les obscurités et les phrases tronquées qui y sont si fréquentes; et celles qui se trouvent même dans le manuscrit palatin font soupçonner qu'il n'est lui-même qu'un extrait plus complet. Cette opinion est en outre confirmée, pour ce manuscrit comme pour les autres, par une formule usitée spécialement par les abréviateurs, qui se trouve au chapitre xi et au chapitre xix. ( Voyez la note 9 du premier et la note 2 du second de ces chapitres. ) Cependant les difficultés qui se rencontrent, particulièrement dans les additions, viennent surtout de ce qu'elles ne nous sont transmises que par une seule copie. Tous ceux qui se sont occupés de l'examen critique des auteurs anciens savent que ce n'est qu'à force d'en comparer les différentes copies qu'on parvient à leur rendre jusqu'à un certain point leur perfection primitive.

(3) D'après une correction ingénieuse de M. Siebenkees, le manuscrit du Vatican ajoute : « Dans une source. » Cette ablution étoit le symbole d'une purification morale ; le laurier dont il est question dans la suite de la phrase passoit pour écarter tous les malheurs de celui qui portoit sur soi quelque partie de cet arbuste. (Voyez les notes de Duport, et, sur ce caractère en général, le chapitre xxi d'Anacharsis.) J'ai parlé, dans la note 14 du Discours sur Théophraste, des opinions religieuses de ce philosophe, et d'un livre écrit sur

le présent chapitre en particulier. Il me paroît que la religion des Athéniens avoit été surchargée de beaucoup de superstitions nouvelles depuis la décadence des républiques de la Grèce, et surtout du temps de Philippe et d'Alexandre. Voyez chapitre xxv, note 3.

(3) Une eau où l'on avoit éteint un tison ardent pris sur l'autel où l'on brûloit la victime: elle étoit dans une chaudière à la porte du temple; l'on s'en lavoit soi-même, ou l'on s'en faisoit laver par les prêtres. ( La Bruyère. ) Il falloit dire, Asperger. Spargens rore levi et ramo felicis oliva, dit Virgile, Eneid., lib. VI, v. 229; et, au lieu d'ajouter : « sort du temple,» il falloit traduire simplement, Après s'être aspergé. d'eau sacrée, etc.

(4) Le manuscrit du Vatican porte « Voit-il un serpent » dans sa maison; si c'est un paréias, il invoque Bacchus; si » c'est un serpent sacré, il lui fait un sacrifice, » ou bien « il » lui bâtit une chapelle. » Voyez sur cette variante la savante note de Schneider, comparée avec le passage de Platon, cité par Duport, où ce philosophe dit que les superstitieux remplissent toutes les maisons et tous les quartiers d'autels et de chapelles. L'espèce de serpent appelé paréias, à cause de ses mâchoires très-grosses, étoit consacrée à Bacchus : on portoit de ces animaux dans les processions faites en l'honneur de ce dieu, et l'on voit dans Démosthène, pro Corona, page 313, édit. de Reiske, que les superstitieux les élevoient pardessus la tête en poussant des cris bachiques. L'espèce appelée sacrée étoit, selon Aristote, longue d'une coudée, venimeuse et velue; mais peut-être ce mot, qui a empêché les naturalistes de la reconnoître, est-il altéré. Aristote ajoute que les espèces les plus grandes fuyoient devant celle-ci.

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(5) Le grec dit « des pierres ointes; c'étoit la manière de. les consacrer, usitée même parmi les patriarches. Voyez Genèse, 28.

(6) D'après une ingénieuse correction d'Étienne Bernard, rapportée par Schneider : « Il rend le sac en expiant ce mau>> vais présage par un sacrifice. » Cicéron dit, de Div., 1. HI, ch. XXVII: Nos autem ita leves atque inconsiderati sumus, ut si mures corroserint aliquid, quorum est opus hoc unum, monstrum putemus.

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(7) Le manuscrit du Vatican ajoute, « En disant qu'Hécate » y a exercé une influence maligne; » et continue, « Si en >> marchant il voit une chouette, il en est effrayé, et n'ose >> contiuuer son chemin qu'après avoir prononcé ces mots :

Que Minerve ait le dessus! » On attribuoit à l'influence d'Hécate l'épilepsie et différentes autres maladies auxquelles bien des gens supposent encore aujourd'hui des rapports particuliers avec la lune, qui, dans la fable des Grecs, est représentée tantôt par Diane, tantôt par Hécate. Les purifications dont parle le texte consistoient en fumigations. (Voyez le Voyage du jeune Anacharsis, chap. xx1. 1.)

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(8) Le manuscrit du Vatican ajoute, « En disant qu'il lu importe de ne pas se souiller ; » et continue, « Les quatriè>> mes et septièmes jours, il fait cuire du vin par ses gens, » sort lui-même pour acheter des branches de myrte et des >> tablettes d'encens, et couronne en rentrant les Hermaphrodites pendant toute la journée. » Les quatrièmes jours du mois, ou peut-être de la décade, étoient consacrés à Mercure. (Voy. le scol. d'Aristoph. in Plut., v. 1127.) Le vin cuit est relatif à des libations ou à des sacrifices, et les branches de myrte appartiennent au culte, de Vénus. Les Hermaphrodites sont des hermès à tête de Vénus, comme les hermérotes, les herméraclès, les hermathènes, étoient des hermès à tête de Cupidon, d'Hercule et de Minerve. (Voyez Laur. de Sacris gent. Tr. de Gronov., tome VII, p. 176; et Pausa⚫nias, liv. XIX, 11, où il parle d'une statue de Vénus en forme d'hermès.) Ils se trouvoient peut-être parmi ce grand nombre d'hermès votifs posés sur la place publique, entre le pœ

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