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LETTRE LXXI V.

A U MÊME.

Vous êtes, mon cher chevalier, mes éter

nelles amours, et il n'y a en moi d'inconstance que parce que tantôt j'aime votre esprit, tantôt j'aime votre coeur. Quant à ce pays-ci, nous sommes tous... Le riche fait pitié, le pauvre fait verser des larmes, et tout cela avec le découragement qu'on a dans une ville assiégée. Pour moi, qui ne connois d'autre bien que l'épaisseur dęs murs de mon château, j'y reste, je rêve à la Suisse, et je vous aime.

De la Brède, le premier juin 1751.

LETTRE L X X V.

MON

A U MÊME.

ON cher chevalier, vous n'avez pas dit à vos nièces à quel point celui que vous leur proposez est délabré et peu propre à remplir les grandes Je me souviens d'une pièce

vues que vous avez.

de vers où il y avoit,

J'ai soixante ans, c'est trop peu pour vos charmes. Sylva disoit fort bien:,, Il n'y a rien de si diffi

cile que de faire l'amour avec de l'esprit"; et moi je dis qu'il est très-difficile de faire l'amour avec le coeur et avec l'esprit. Mais ceci est trop relevé pour un pauvre chasseur devant Dieu: ainsi je ne vous parlerai que de notre misère, qui est extrême, et telle, qu'il me semble qu'il vaut mieux s'ennuyer que de se divertir devant des misérables. Je ne sais, ma foi, à quoi tout cela aboutira; mais je sais que tous les lendemains sont pires, et que cela vise à la dépopulation. Nous serons dépopulés, mon cher chevalier, et peutêtre passerons-nous devant les autres.

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Vous chassez, et je plante des arbres et je défriche des landes. Il faut s'amuser comme on peut. Adieu.

De Bordeaux, le 2 janvier 1752.

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LETTRE L X X V I.

A U

MÊ M E.

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E voudrois bien, mon cher chevalier " que vous fussiez ici; vous nous manquez tous les jours. A présent que je vieillis à vue d'oeil, et sur-tout à la vue de mon oeil, je me retire, pour ainsi dire, dans mes amis. Bulkeley est au comble de ses voeux; son fils, pour lequel il est aussi sot que tous les pères, vient d'avoir son régiment. M. Pelham, qui étoit à peu près le premier ministre d'Angleterre, est mort. C'étoit un ministre honnête homme, de l'aveu de tout le monde; il étoit désintéressé et pacifique: il vouloit payer les dettes de la nation; mais il n'avoit qu'une vie, et il en faut plusieurs pour ces entreprises-là. J'allai voir hier une tragédie nouvelle, les Troyennes. La pièce est assez mal faite. Le sujet en est beau, comme vous savez: c'est à peu près celui qu'avoit traité Sénèque. Il y a de très beaux et de très - grands morceaux, un quatrième acte très - beau, et le commencement du cinquième aussi. Ulysse dit d'un ami de Priam qui avoit sauvé Astyanax:

Les rois seroient des dieux sur le trône affermis,
S'ils ne donnoient leurs coeurs qu'à de pareils amis.

Je ne vous dirai point quand finira l'affaire du parlement, ou plutot l'affaire des parlemens. Tout cela s'embrouille, et ne se dénoue pas.

J'arrive de Pontchartrain avec madame d'Aiguillon, où j'ai passé huit jours très - agréables. Le maître a de la maison a une gaieté et une fécondité qui n'a point de pareille. Il voit tout, il lit tout, il rit de tout, il est content de tout, il s'occupe de tout. C'est l'homme du monde que j'envie davantage : il a un caractère unique. Adieu, mon cher chevalier.

Le 12 mars 1754.

a M. de Maurepas.

JE

LETTRE L X X VII a.

A M. L'ABBÉ DE GUASCO.

E suis bien étonné, mon cher ami, du procédé de la Geoffrin. Je ne m'attendois pas à ce trait mal-honnête de sa part contre un ami que j'estime, que je chéris, et dont elle me doit la connoissance. Je me reproche de ne vous avoir pas prévenu de ne plus aller chez elle. Où est l'hospitalité ? où est la morale? quels sont les gens de lettres qui seront en sûreté dans cette maison, si l'on y dépend ainsi du caprice? Elle n'a rien à vous reprocher, j'en suis sûr; ce qu'elle a dit de vous ne sont que des sottises, qu'il ne vaut pas la peine de vous rendre. Après tout, qu'est-ce que tout cela vous fait? elle ne donne pas le ton dans Paris, et il ne peut y avoir que quelques esprits rampans et subalternes, et quelques caillettes, qui daignent modeler leur façon de penser sur la sienne. Vous êtes connu dans la bonne compagnie, vous y avez fait vos preuves depuis long-temps; vous tomberez toujours sur vos pieds. Voyez la duchesse d'Aiguillon, elle ne pense pas d'après les autres. Voyez nos amis du Marais b; et je suis persuadé que vous

a Cette lettre et les suivantes sont dans l'édition de 1767, in-12, qui a une médaille de Montesquieu, et une légende: Hinc jura. (Note des éditeurs.)

b M. de Trudaine.

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