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les moyens plus ou moins révolutionnaires qui pourraient être employés pour les guérir. Les réformes qui devaient être plus tard l'objet des vœux de la France, avaient été déjà publiquement proposées par plusieurs Ministres. Machault annonçait le projet de remplacer la taille que payaient les roturiers seuls par un impôt territorial, auquel les privilégiés, nobles et prêtres seraient soumis. Choiseul voulait diminuer le nombre des couvents, et parlait de rétablir les finances de l'État par la suppression de l'immunité d'impôt accordée à l'Église. Le marquis d'Argenson, dans son Plan du Gouvernement proposé pour la France, demandait la division du royaume en départements, celle des départements en cantons. Dans chaque département, il plaçait un intendant. C'était tout notre système préfectoral demandé cinquante ans avant la Constitution de l'an VIII.

Si les hommes appartenant au Gouvernement mettaient en avant de pareilles idées, comment les écrivains, philosophes et économistes, ne devaient-ils pas en aborder hardiment l'étude? Et comment des hommes tels que Montesquieu, Voltaire et J.-J. Rousseau, dont les écrits étaient lus avec avidité par la France entière, n'avaientils pas mis toutes les têtes en fermentation?

Les économistes dont il est si souvent question dans nos bulletins de nouvelles, avaient commencé dès le règne de Louis XIV à proposer des plans de réforme sociale et administrative. Vauban, Fénelon, Boisguilbert (1),

(1) Pierre Le Pesant de Boisguillebert ou Guilbert, neveu de Vauban, lieutenant général au bailliage de Rouen, avait publié plusieurs ouvrages d'économie politique dont le plus connu est le Testament politique de M. de Vauban. Il mourut en 1714.

avaient devancé dans cette voie Quesnay, Gournay et Turgot (1). Le programme que ce dernier soumit à l'adoption de Louis XVI, en 1774, embrassait les principales dispositions arrêtées par les députés aux États-Généraux de 1789: abolition des corvées (2), égale répartition de l'impôt par la création d'un cadastre, rachat des rentes féodales, unité de législation, système uniforme des poids et mesures pour tout le royaume, suppression des jurandes et des maîtrises, liberté de la presse, liberté de conscience et rappel des protestants, diffusion des lumières au moyen d'un vaste plan d'instruction publique. Le tout devait avoir pour couronnement des assemblées municipales nommant des députés aux municipalités d'arrondissement, celles-ci à des assemblées provinciales, ces derniers enfin à une grande municipalité ou assemblée générale du Royaume.

Les révélations du Compte rendu publié en 1781 par Necker (3), attestant l'énormité des pensions, des dé

(1) André-Robert-Jacques Turgot, baron de l'Aulne, né à Paris, en 1727, un des plus grands ministres qu'ait eus la France, était le plus jeune des trois fils de Michel-Étienne Turgot, prévôt des marchands. Intendant de Limoges, en 1761, il se lia intimement avec les chefs du parti philosophique et fut porté au ministère en 1774, lorsque l'administration dirigée par le duc d'Aiguillon, le chancelier Maupeou et l'abbé Terray fut renversée. Après avoir cherché, avec le concours du Roi, les moyens de prévenir la catastrophe rendue imminente par l'état des finances, au moyen d'un plan de réformes dont l'adoption aurait probablement prévenu bien des désastres, il fut obligé de donner sa démission en 1776. Il est mort à Paris en 1781. (2) En 1787, on évaluait la corvée, dans la Basse-Normandie seulement, à 700,000 livres.

(3) Jacques Necker, né à Genève, le 30 septembre 1732, descendait d'une famille anglaise, établie en Irlande. Voué au commerce, il entra dans une maison de banque, après avoir fait de bonnes études classiques. Il fonda, à Paris, en 1762, avec MM. Thélusson, une maison de banque devenue bientôt considérable. Il combattit contre l'abbé Morellet la suppression de la com

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penses de la Cour et des apanages princiers, excitèrent l'indignation de la classe bourgeoise, en même temps que l'annonce de l'abolition des droits féodaux et de la gabelle firent naître chez les habitants des campagnes des espérances dont la réalisation se faisait attendre trop longtemps au gré de leur impatience. De là cette inquiétude universelle qui se manifesta dans toutes les provinces par une agitation fébrile (1).

Comment pourrait-on donc s'étonner de la prompti

pagnie des Indes. Il quitta les affaires en 1772, publia, en 1773, son éloge de Colbert qui fut couronné par l'Académie et qu'il avait composé en vue de faire valoir sa capacité dans les affaires financières. En 1775, il publia un écrit sur la Législation et le Commerce des grains opposé au système de Turgot, sur la liberté illimitée du commerce. Ce fut, en 1776, qu'il fut nommé directeur général des finances. Forcé de faire face à un déficit de 30 millions et de subvenir aux dépenses de la guerre d'Amérique, il eut recours aux emprunts, et grâce à la confiance qu'il inspira, il put en contracter en quelques années pour 490 millions. Il comprit la nécessité de faire de larges réformes financières, proposa la création des Assemblées provinciales, fit abolir la mainmorte dans les domaines royaux (1779) et la question préparatoire. Voulant frapper un grand coup sur l'opinion, il publia ce célèbre compterendu qui lui suscita des ennemis puissants et l'obligea de sortir du ministère. Il y fut rappelé en 1788 après la chute de Calonne et de Brienne. Après la réunion des États-Généraux, le parti opposé de la Cour le fit renvoyer, et, deux jours après son départ, le peuple de Paris prit la Bastille. Le Roi se hâta de rappeler Necker, devenu l'idole de la Nation. Mais son triomphe ne fut pas de longue durée. Son opposition à quelques actes de l'Assemblée nationale lui fit perdre sa popularité. Il donna sa démission le 18 septembre 1790 et partit pour la Suisse. Il composa dans sa retraite un grand nombre d'ouvrages; crut après le 18 brumaire pouvoir être rappelé en France par le premier consul avec qui il avait eu un entretien, et qui parut médiocrement satisfait de lui. Il retourna dans son château de Coppet et mourut à Genève en 1804.

(1) A la mort de Louis XV, le déficit annuel était évalué à vingt-six millions; il s'élevait à soixante-quinze millions en 1775. Dans le tableau présenté aux États-Généraux, par Necker, le 3 mai 1789, le déficit est de cinquante-six millions cent cinquante mille livres par an. La dette publique formait un total de trois milliards quatre-vingt-dix millions de livres, portées par M. Paul Boiteau (État de la France en 1789), à environ quatre milliards et demi.

tude avec laquelle se forma l'éducation publique de ce Tiers-État dont, en 1789, l'interprète le plus fidèle fut naturellement le célèbre publiciste qui lui fit entendre qu'il n'était rien, tandis qu'il devait prétendre à être tout? Malheureusement ce ne furent pas seulement les publicistes, les littérateurs et les philosophes, qui contribuèrent à former l'éducation de la société française à la fin du XVIe siècle. Pour qu'une rénovation politique et sociale pût être opérée d'une manière pacifique, il aurait fallu plus de modération et de prudence chez les représentants du pouvoir. Il aurait fallu qu'ils n'eussent pas travaillé eux-mêmes à jeter dans le public les germes de la haine et de la défiance contre les personnes ou contre les institutions; il aurait fallu qu'ils s'épargnassent au moins ces accusations mutuelles que les hommes de parti recueillaient avec avidité pour les répandre, et que la foule devait accueillir en vertu de cette disposition d'esprit qui la porte à voir des ennemis dans tous ceux qui la gouvernent. On n'a peut-être jamais vu, à aucune autre époque, une nation mieux préparée à se calomnier elle-même. Satires, pamphlets, chansons, anecdotes scandaleuses, circulent partout avec une facilité effrayante et trouvent des lecteurs qui, les acceptant avec une merveilleuse confiance, les regardent comme l'expression de la vérité. C'est ainsi que tous les événements, tous les actes de l'autorité, furent interprétés d'une manière défavorable, et que les motifs les plus honteux furent souvent attribués aux hommes d'État, aux Ministres, aux Princes, que leur élévation même expose aux attaques de la médisance et de l'envie.

On trouvera les échos de ces bruits calomnieux, de ces accusations d'une violence exagérée, dans quelques-unes des anecdotes où sont mentionnés les noms des d'Aiguillon, des Terray (1), des Maupeou (2), des Brienne (3),

(1) De tous les ministres qui, sous l'ancien régime, ont été chargés du ministère des finances, c'est l'abbé Terray qui a été le plus en butte aux accusations calomnieuses. Pour soutenir un État dont il s'agissait d'assurer l'existence et non de changer la constitution (ce qu'une révolution seule pouvait effectuer), le contrôleur général déploya dans cette tâche ingrate une habileté extraordinaire à laquelle ses ennemis eux-mêmes ont rendu hommage. Quelque opinion que l'on puisse avoir sur ses mesures financières, on peut en constater les résultats.

Il avait trouvé, en arrivant au contrôle général, un déficit annuel de soixante millions, et treize mois des revenus royaux consommés par anticipation. Il était parvenu à combler le déficit, moins cinq millions. Il en avait laissé cinquante-sept au Trésor, outre quatorze en réserve pour les besoins imprévus. Les anticipations étaient réduites à trois mois. Il avait fourni aux dépenses accoutumées, à des préparatifs de guerre, à la circonstance de trois mariages princiers, et à beaucoup d'autres frais extraordinaires qui doivent rester secrets. Aucun ministre après lui ne laissa le Trésor dans une situation plus prospère.

(2) Voir, sur le chancelier Maupeou, la dissolution des anciens Parlements et la création des nouvelles Cours de Justice, le premier volume des Mémoires de Bezenval.

(3) Étienne-Charles de Loménie de Brienne, né à Paris, en 1727, céda son droit d'aînesse à son frère, le comte de Brienne, entra dans les Ordres et fut successivement évêque de Condom en 1760, et archevêque de Toulouse en 1763. Il eut de bonne heure l'ambition d'arriver aux premières charges de l'État, voulut d'abord y parvenir en s'attachant à la secte des Économistes et à Turgot, devenu contrôleur des finances en 1774. Sa réputation d'impiété lui nuisit longtemps auprès de Louis XVI, qui cependant, après le départ de Calonne, l'appela au contrôle des finances. L'Assemblée des Notables mécontente de voir que l'archevêque de Toulouse ne faisait que continuer le système de son prédécesseur, se sépara sans avoir adopté ses propositions. Il fit alors enregistrer par le Parlement ses édits sur le commerce des grains, sur les Assemblées provinciales et sur la corvée. Il n'obtint pas le même succès pour les édits de subvention territoriale et du timbre. I engagea alors une guerre déplorable contre le Parlement, qui, appelé à Versailles, reçut du Roi l'ordre d'enregistrer, sans discussion, six édits, dont le plus important était l'établissement d'une Cour plénière à laquelle était attribuée l'enregistrement des lois et la création de quarantesept grands bailliages. Ayant enfin annoncé, le 16 août 1788, que les payements

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