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de se quereller, et l'un des deux quittera la chambre. On va le chercher et il rentre, mais il n'a pas laissé ses manies à la porte. Il est cauteleux, malin, en avorton nerveux qu'il est; quand il souhaite une chose, il n'ose pas la demander rondement; avec des insinuations et des manœuvres de style, il amène les gens à la mentionner, à la faire venir, après quoi il s'en sert. C'est ainsi qu'il a obtenu un écran de lord Orrery. « A peine s'il boira une tasse de thé sans stratagème. » Lady Bolingbroke disait qu'il faisait de la diplomatie à propos de carottes et de

navets.

Le reste de sa vie n'est pas beaucoup plus noble. Il écrit des libelles contre Chandos, Aaron Hill, lady Mary Wortley Montagu, et ensuite il ment ou équivoque pour les désavouer. Il a un vilain goût pour l'artifice, et prépare un mauvais tour déloyal contre lord Bolingbroke, son plus grand ami. Il n'est jamais franc, il est toujours occupé d'un rôle; il contrefait l'homme dégoûté, le grand artiste indifférent, contempteur des grands, des rois, de la poésie elle-même. La vérité est qu'il ne songe qu'à ses phrases, à sa réputation d'auteur, et qu'une caresse du prince de Galles va fondre tout son stoïcisme. Je viens de lire sa correspondance, il n'y a pas peut-être dix lettres vraies; il est écrivain jusque dans ses épanchements; ses confidences sont de la rhétorique compassée et, quand il cause avec un ami, il songe toujours à l'imprimeur qui mettra ses effusions sous les yeux du public. Même, à force de prétention, il devient maladroit et se démasque. Un jour, Richardson le trouve occupé à lire un pamphlet que Cibber' avait fait contre lui : « Ces

1. Voir Table des auteurs, p. 441.

choses-là, dit Pope, font mon divertissement; » et, pendant qu'il lit, on voit ses traits contractés par la violence de son angoisse. « Dieu me préserve, dit Richardson, d'un divertissement pareil à celui-là. » En somme, son grand ressort est la vanité littéraire; il veut être admiré, rien de plus; sa vie est celle d'une coquette qui s'étudie à la glace, se farde, minaude, accroche des compliments, et cependant déclare que les compliments l'ennuient, que le fard salit et qu'elle a horreur des minauderies. Nul élan, rien de naturel ou de viril; il n'a pas plus d'idées que de passions, j'entends de ces idées qu'on a besoin d'écrire et pour lesquelles on oublie les mots. La controverse religieuse et les querelles de parti retentissent autour de lui; il s'en écarte soigneusement; au milieu de tous ces chocs, son principal souci est de préserver son écritoire; c'est un catholique déteint, déiste à peu près, qui ne sait pas bien ce qu'est le déisme; làdessus, il emprunte à lord Bolingbroke des idées dont il ne voit pas la portée, mais qui lui semblent bonnes à mettre en vers « J'espère, écrit-il à Atterbury, que toutes les Églises sont de Dieu, en tant qu'elles sont bien comprises, et que tous les gouvernements sont de Dieu, en tant qu'ils sont bien conduits. Pour ce qui est du mal qui s'y rencontre ou s'y peut rencontrer, je laisse à Dieu seul le soin de les corriger ou de les réformer. Dans ma politique, ma grande préoccupation est de conserver la paix de ma vie sous quelque gouvernement que je vive; dans ma religion, de conserver la paix de ma conscience, quelle que soit l'Église dont je fasse partie1. » De pa

:

1. I hope all churches and governments are so far of God as they are rightly understood and rightly administered; and where they are or may be wrong, I leave it to God alone to mend and reform

reilles convictions ne tourmentent pas un homme. Au fond, il n'a point écrit parce qu'il pensait, mais il a pensé afin d'écrire; le papier noirci et le bruit qu'on fait ainsi dans le monde, voilà son idole; s'il a fait des vers, c'est tout bonnement pour faire des vers.

On n'est que mieux préparé par là pour en faire d'irréprochables. Pope s'y emploie tout entier; il est de loisir; son père lui a laissé une assez belle fortune, il a gagné une grosse somme à traduire l'Iliade et l'Odyssée; il a huit cents livres sterling de rente. Jamais il n'a été aux gages d'un libraire: il regarde au-dessous de lui les auteurs mendiants rouler dans la bohème, et, tranquillement. assis dans sa jolie maison de Twickenham, sous sa grotte ou dans le beau jardin qu'il a planté lui-même, il peut polir et limer ses écrits aussi longtemps qu'il lui convient. Il n'y manque pas. Quand il a composé un ouvrage, il le garde au moins deux ans en portefeuille. De temps en temps il le relit et le corrige; il prend conseil de ses amis, puis de ses ennemis; point d'édition qu'il n'améliore; il rature infatigablement. Son premier jet est si bien refondu et transformé, qu'on ne le reconnaît plus dans la copie définitive. Celles de ses pièces qui semblent. le moins remaniées sont deux satires, et Dodsley dit que dans le manuscrit il n'y avait presque point de vers qui ne fût écrit deux fois. « Je le fis transcrire proprement sur une autre feuille, et, quand il me renvoya celle-là pour l'impression, presque chaque vers avait été récrit encore une seconde fois. «Jamais, dit Johnson, il ne

them. In my politics, I think no further than how to preserve the peace of my life, in any government under which I live; nor in my religion, than to preserve the peace of my conscience in any church with which I communicate. (Lettre à Atterbury, 1717.)

détachait son attention de la poésie. Si la conversation offrait un trait dont on pùt faire profit, il le confiait au papier; si une pensée ou même une expression plus heureuse que l'ordinaire se levait dans son esprit, il avait soin de l'écrire; quand deux vers lui venaient, il les mettait de côté pour les insérer à l'occasion. On a trouvé de petits morceaux de papier qui contenaient des vers ou des portions de vers qu'il pensait achever plus tard. » Il fallait que son écritoire fût devant son lit avant son lever. Une nuit, chez lord Oxford, pendant le terrible hiver de 1740, de peur de perdre une idée, il fit lever quatre fois la femme qui le servait. Swift lui reproche de n'avoir jamais de loisir pour la conversation; la cause en est « qu'il a toujours en tète quelque projet poétique ». Ainsi rien ne lui manque pour atteindre l'expression parfaite : la pratique d'une vie entière, l'étude de tous les modèles, l'indépendance de la fortune, la compagnie des gens du monde, l'exception des passions turbulentes, l'absence des idées maitresses, la facilité d'un enfant prodige, l'assiduité d'un vieux lettré. Il semble qu'il ait été tout exprès muni de défauts et de qualités, enrichi d'un côté, appauvri d'un autre, à la fois écourté et développé, pour mettre en relief la forme classique par l'amoindrissement du fond classique, pour présenter au public le modèle d'un art usé et accompli, pour réduire en cristal brillant et rigide la sève coulante d'une littérature qui finissait.

II

C'est un grand danger pour un poète que de savoir trop bien son métier; sa poésie montre alors l'homme de métier et non le poète. En vérité, je voudrais admirer les œuvres d'imagination de Pope; je ne saurais. J'ai beau lire les témoignages des contemporains et même ceux des modernes, me répéter qu'en son temps il fut le prince des poètes, que son Epitre d'Héloïse à Abeilard fut accueillie par un cri d'enthousiasme, qu'on n'imaginait point alors une belle expression de la passion vraie, qu'aujourd'hui encore on l'apprend par cœur comme le récit de Théramène, que Johnson, ce grand juge littéraire, l'a rangée parmi les plus heureuses productions de l'esprit humain », que lord Byron lui-même l'a préférée à l'ode célèbre de Sapho. Je la relis et je m'ennuie; cela est inconvenant; mais, en dépit de moi-même, je bàille, et j'ouvre les lettres originales d'Héloïse pour chercher la cause de mon ennui.

Sans doute la pauvre Héloïse est une barbare, bien pis, une barbare lettrée; elle fait des citations' savantes, des raisonnements; elle essaye d'imiter Cicéron, d'arranger des périodes; il le faut bien, elle écrit dans une langue morte, avec un style appris vous en feriez peut-être autant si vous étiez obligé d'écrire en latin à votre maîtresse. Mais comme le sentiment vrai perce à travers la forme scolastique! « Tu es le seul qui puisses m'attrister, qui puisses me consoler, qui puisses me donner de la joie.... Je serais plus heureuse et plus orgueilleuse d'être

« ՆախորդըՇարունակել »