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à sa condition présente; il n'est plus seul; Dieu lui parle, et fournit à sa volonté la matière d'un second travail pour soutenir et compléter le premier. Car il entreprend maintenant contre son cœur le combat qu'il a soutenu contre la nature; il veut conquérir, transformer, améliorer, pacifier l'un comme il a fait de l'autre. Robinson jeûne, il observe le sabbat; trois fois par jour il lit l'Écriture. A force de travail intérieur, il obtient « de son esprit, non seulement la résignation à la volonté de Dieu, mais encore la gratitude sincère ». « Je lui rendis d'humbles et ferventes actions de grâces pour avoir bien voulu me faire comprendre qu'il pouvait pleinement compenser les inconvénients de mon état solitaire et le manque de toute société humaine par sa présence, et par les communications de sa grâce à mon âme, me soutenant, me réconfortant, m'encourageant à me reposer ici-bas sur sa providence et à espérer sa présence éternelle pour le temps d'après2. » Dans cette disposition d'esprit, il n'est rien qu'on ne puisse supporter ni faire; le cœur et la tête viennent aider les bras; la religion consacre le travail, la piété alimente la patience, et l'homme, appuyé d'un côté sur ses instincts, de l'autre sur ses croyances, se trouve capable de défricher, peupler, organiser et civiliser des continents.

1. With these reflections, I worked my mind up not only to a resignation to the will of God,... but even to a sincere thankfulness 2. That he (God) could fully make up to me the deficiencies of my solitary state, and the want of human society by his presence and communication of his graces to my soul, supporting, comforting and encouraging me to depend upon his Providence and hope for his journal presence hereafter.

IV

C'est par hasard que Defoe, comme Cervantes, a rencontré ici un roman de caractères; d'ordinaire, comme Cervantes, il ne fait que des romans d'aventures; il connaît mieux la vie que l'âme, et le cours général du monde que les particularités de l'individu. Le branle est donné pourtant, et maintenant les autres suivent. Les mœurs chevaleresques se sont effacées, emportant avec elles le théâtre poétique et pittoresque. Les mœurs monarchiques s'effacent, emportant avec elles le théâtre spirituel et licencieux. Les mœurs bourgeoises s'établissent, amenant avec elles les lectures domestiques et pratiques. Comme la société, la littérature change de cours. Il faut des livres qu'on lise au coin du feu, à la campagne, en famille; c'est vers ce genre que se tournent l'invention et le génie. La sève de la pensée humaine, abandonnant les anciennes branches qui sèchent, vient affluer dans des rameaux inaperçus qu'elle fait tout d'un coup végéter et verdir, et les fruits qu'elle y développe témoignent à la fois de la température environnante et de la souche natale. Deux traits leur sont communs et leur sont propres. Tous ces romans sont des romans de caractères; c'est que les hommes de ce pays, plus réfléchis que les autres, plus enclins au mélancolique plaisir de l'attention concentrée et de l'examen intérieur, rencontrent autour d'eux des médailles humaines plus vigoureusement frappées, moins usées par le frottement du monde, et dont le relief intact est plus visible qu'ailleurs. Tous ces romans sont

des œuvres d'observation et partent d'une intention morale; c'est que les hommes de ce temps, déchus de la haute imagination et installés dans la vie active, veulent tirer des livres une instruction solide, des documents exacts, des émotions efficaces, des admirations utiles et des motifs d'action.

On n'a qu'à regarder alentour; le même penchant commence de tous côtés la même œuvre. Le roman pousse de toutes parts, et sous toutes les formes montre le mème esprit. C'est à ce moment1 que paraissent le Tatler, le Spectator, le Guardian, et tous ces essais agréables et sérieux qui, comme le roman, vont chercher le lecteur à domicile pour l'approvisionner de documents et le munir de conseils, qui, comme le roman, décrivent les mœurs, peignent les caractères et tâchent de corriger le public, qui enfin, comme le roman, tournent d'eux-mêmes à la fiction et au portrait. Addison, en amateur délicat des curiosités morales, suit complaisamment les bizarreries aimables de son cher sir Roger de Coverley, sourit, et d'une main discrète conduit l'excellent chevalier dans tous les faux pas qui peuvent mettre en lumière ses préjugés campagnards et sa générosité native, pendant qu'à côté de lui le malheureux Swift, dégradant l'homme jusqu'aux instincts de la bête de proie et de la bête de somme, supplicie la nature humaine en la forçant à se reconnaître dans l'exécrable portrait du Yahou. Ils ont beau différer, tous deux travaillent à la même œuvre. Ils n'emploient l'imagination que pour étudier les caractères et suggérer des plans de conduite. Ils rabattent la philosophie dans l'observation et l'application. Ils ne songent

1. 1709-1711-1713.

qu'à réformer ou à flageller le vice. Ils ne sont que moralistes et psychologues. Ils se confinent tous deux dans la considération du vice et de la vertu, l'un avec une bienveillance sereine, l'autre avec une indignation farouche. Le même point de vue produit les portraits gracieux d'Addison et les épopées diffamatoires de Swift. Leurs successeurs font de même, et toutes les diversités des tempéraments et des talents n'empêchent pas leurs œuvres de reconnaître une source unique et de concourir à un seul effet.

Deux idées principales peuvent régir la morale et l'ont régie en Angleterre. Tantôt c'est la conscience qu'on accepte pour souveraine, et tantôt c'est l'instinct qu'on prend pour guide. Tantôt l'on a recours à la grâce, et tantôt l'on se fie à la nature. Tantôt on assujettit tout à la règle, tantôt on abandonne tout à la liberté. Les deux opinions ont tour à tour régné en Angleterre, et la structure de l'homme, à la fois trop vigoureux et trop raide, y a justifié tour à tour leur ruine et leur succès. Les uns, alarmés par la fougue d'un tempérament trop nourri et par l'énergie des passions insociables, ont regardé la nature comme une bête dangereuse, et posé la conscience avec tous ses auxiliaires, la religion, la loi, l'éducation, les convenances, comme autant de sentinelles armées pour réprimer ses moindres saillies. Les autres, rebutés par la dureté d'une contrainte incessante et par la minutie d'une discipline morose, ont renversé gardiens et barrières, et làché la nature captive pour la faire jouir du plein air et du soleil, loin desquels elle étouffait. Les uns et les autres, par leurs excès, ont mérité leur défaite et relevé leurs adversaires. De Shakespeare aux puritains, de Milton à Wycherley, de Congreve à Defoe, de Sheridan

à Burke, de Wilberforce à lord Byron, le dérèglement a provoqué la contrainte, et la tyrannie la révolte; c'est encore ce grand débat de la règle et de la nature qui se développe dans les écrits de Fielding et de Richardson1.

V

« Pamela ou la vertu récompensée, suite de lettres familières, écrites par une belle jeune personne à ses parents, et publiées afin de cultiver les principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes gens des deux sexes, ouvrage qui a un fondement vrai, et qui, en même temps qu'il entretient agréablement l'esprit par une variété d'incidents curieux et touchants, est entièrement purgé de toutes ces images qui, dans trop d'écrits composés pour le simple amusement, tendent à enflammer le cœur au lieu de l'instruire. » On ne s'y méprendra pas, ce titre est clair. Les prédicateurs se réjouirent en voyant l'aide leur venir du côté du danger, et le docteur Sherlock, du haut de sa chaire, recommanda le livre. On s'enquit de l'auteur. C'était un imprimeur, fils de menuisier, qui, à l'âge de cinquante ans et pendant ses moments de relâche, écrivait dans son arrière-boutique : homme laborieux qui, à force de travail et de conduite, s'était élevé jusqu'à l'aisance et à l'instruction; du reste délicat, doux, nerveux, souvent malade, ayant le goût de la société des femmes, habitué à correspondre pour elles

1. Voir Table des auteurs, p. 458.

2. 1741.

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