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XVIII

JUGEMENTS LITTÉRAIRES SUR LA BRUYÈRE.

choix d'expressions aussi heureux et aussi varié. La satire est chez lui bien mieux entendue que dans La Rochefoucauld; presque toujours elle est particularisée et remplit le titre du livre : ce sont des caractêres; mais ils sont peints supérieurement. Ses portraits sont faits de manière que vous les voyez agir, parler, se mouvoir, tant son style a de vivacité et de mouvement. Dans l'espace de peu de lignes, il met ses personnages en scène de vingt manières différentes; et en une page il épuise tous les ridicules d'un sot, ou tous les vices d'un méchant, ou toute l'histoire d'une passion, ou tous les traits d'une ressemblance morale. Nul prosateur n'a imaginé plus d'expressions nouvelles, n'a créé plus de tournures fortes ou piquantes. Sa concision est pittoresque et sa rapidité lumineuse. Quoiqu'il aille vite, vous le suivez sans peine : il a un art particulier pour laisser souvent dans sa pensée une espèce de réticence qui ne produit pas l'embarras de comprendre, mais le plaisir de deviner; en sorte qu'il fait, en écrivant, ce qu'un ancien prescrivait pour la conversation: il vous laisse encore plus content de votre esprit que du sien. » LA HARPE, Cours de littérature, 2o partie, liv. 11, chap. 3.

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III.

« La Bruyère avait un génie élevé et véhément, une âme forte et profonde. Logé à la cour sans y vivre, et placé là comme en observation, on le voit rire amèrement et quelquefois s'indigner du spectacle qui se passe sous ses yeux. Il observe ceux qui se succèdent et les dépeint à grands traits, souvent les apostrophe vivement, court à eux, les dépouille de leurs déguisements et va droit à l'homme qu'il montre nu, petit, hideux et dégénéré. On voit dans Tacite la douleur de la vertu, dans La Bruyère son impatience. L'auteur des Caractères n'est pas ou Indifférent comme Montaigne, ou froidement détracteur comme La Rochefoucauld; c'est l'homme, son frère, qu'il trouve ainsi avili, et duquel il dit avec un regret douloureux : il devrait être meilleur. » A. THIERS, Éloge de Vauvenargues.

OU

LES MOEURS DE CE SIÈCLE.

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non lædere; consulere moribus hominum, non officere.

ERASM. & Voltaire du

Je rends au public ce qu'il m'a prêté : j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage; il est juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature; et, s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre*; mais, comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher ; ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à man

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4. Erasme. Célèbre littérateur, érudit, philologue, critique, poëte latin, né à Rotterdam en 1467, mort en 1536. Il a laissé 10 vol. in-fol. Ses principaux ouvrages sont les Adages, les Colloques, les Apologies, les Apophthegmes et l'Eloge de la folie. Erasme est le plus spirituel de tous les écrivains latins modernes. La Bruyère l'a cité, dans son livre, comme un de ceux dont le mérite personnel est au-dessus de toutes les dignités.

2. Je lui en fasse la restitution.» Je lui fasse la restitution de cet ouvrage.

3. Que je touche. » Dont je parle : métaphore tirée de la peinture.

4.

Moins pour le moins. Latinisme qui commençait à vieillir, mais dont il

se trouve encore beaucoup d'exemples:

L'honneur, qui sous faux titre habite avecque nous,

Qui nous ôté la vie et les plaisirs plus doux. REGNIER, Sat. 6.

Quatre cent mille soldats qu'elle (l'Egypte ) entretenoit étoient ceux de ses
citoyens qu'elle exerçoit avec plus de soin. » BOSSUET, Hist. universelle.
5. Aussi. Archaisme, pour « non plus. Voyez la note 5, page 25.
6. De leur reprocher. Archaisme, pour leur faire des reproches. Ce verbe a
ici le sens complet de disputer, quereller, lanser et autres, qui s'emploient sans un
regime de chose qui les détermine. Régnier a dit, Sat. 13:

Moi-même qui ne croy de léger (facilement) aux merveilles
Qui reproche souvent mes yeux et mes oreilles.

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quer de censeurs ou de critiques : c'est ce qui fait que l'on prêche et que l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sauraient vaincre la joie qu'ils ont d'être applaudis; mais ils devraient rougir d'euxmêmes, s'ils n'avaient cherché, par leurs discours ou par leurs écrits, que des éloges ; outre que l'approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction; et, s'il arrive que l'on plaise, il ne faut pas néanmoins s'en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire: quand donc il

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es glissé dans un livre quelques pensées ou quelques réflexions qui n'ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu'elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l'esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d'ailleurs elles ne soient sensibles*, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu'il n'est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner, et l'auteur les doit proscrire; voilà la règle . Il y en a une autre, et que j'ai intérêt que l'on veuille suivre, qui est de ne pas perdre

1. Que des éloges. Ces pensées se retrouvent beaucoup mieux exprimées dans le chapitre des Ouvrages de l'esprit. Fénelon a dit avec beaucoup de vivacité et d'élévation: L'éloquence est un art très-sérieux qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques, à rendre les hommes bons et heureux. Plus un déclamateur ferait d'efforts pour m'éblouir par les prestiges de son discours, plus je me révolterais contre sa vanité. Son empressement pour faire admirer son esprit, me paraitrait le rendre indigne de toute admiration. Je cherche un homme sérieux qui me parle pour moi et non pour lui; qui veuille mo.. salut et non sa vaine gloire. L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. » Lettre sur les occupations de l'Académie; édit. de M. Despois, p. 21.

2. Si. Répétition d'une grande négligence.

3. Plus présent. » C'est le sens latin du mot; il est fâcheux qu'on l'ait laissé perdre.

4.

Sensibles. A moins que ces pensées n'aient un tour frappant, saisissant. 5. Pas permis, etc. » Réflexion très-judicieuse.

6. Voilà la règle.» Phrase bien embarrassee et bien obscure. L'auteur veut dire qu'il faut rejeter toutes les pensées où il n'y a ni agrément, ní instruction.

7. « Que j'ai intérêt que. » Ces deux que font une tournure peu élégante, surtont quand ils sont suivis d'un qui»; néanmoins c'est une locution commode, fort en usage au XVIIe siècle et même plus tard: Mon Dieu, Scapin, fars-nous un pen ce récit qu'on m'a dit qui est si plaisant. MOLIÈRE, les Fourberies de Scapin, m, 3. — Voici cette epitre de Corneille qu'on prétend qui lui attira tant d'ennemis. VOLTAIRE, Commentaire sur l'épitre d'Ariste.

8. Qui est. Il ne s'agit pas ici d'une règle, mais d'une observation qu'on prie le 'ecteur de faire.

mon titre de vue, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris, car, bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néann.oins les restreindre à une seule cour 2 ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s'écarte du plan que je me suis fait d'y peindre les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres, et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure; contre les froids plaisants et les lecteurs malintentionnés. Il faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu'on a lu, et ni plus ni moins que ce qu'on a lu; et, si on le peut quelquefois, ce n'est pas assez, il faut encore le vouloir faire : sans ces conditions, qu'un auteur exact et scrupuleux est en droit d'exiger de certains esprits pour l'unique récompense de son travail, je doute qu'il dǝive continuer d'écrire, s'il préfère du moins sa propre satis

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2. Les restreindre à une seule cour. » C'est ce qu'avait fait, non sans malice. Pacadémicien Charpentier, dans sa réponse au discours de réception de La Bruyère à l'Academie française. C'est le même Charpentier qui faisait partie de l'académie des Inscriptions, et dont Boileau s'est tant moqué.

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3. Comme des raisons se rapporte à ce qui est plus haut: ne s'écarte du plan, insi que des raisons. La Bruyère a voulu dire: Bien que je tire mes caractères de la cour de France, on ne peut les restreindre à un seul pays; car alors on ferait perdre à mon livre l'etendue que j'ai voulu lui donner; on ne comprendrait pas mon plan, qui est de peindre l'homme en général; on ne concevrait rien à l'ordre des chapitres, ni même à la suite des reflexions particulières. » Ce que l'auteur veut dire de sa methode et de son plan est très-juste; il est facheux qu'il l'ait exprimé en termes si negliges.

4. Les conséquences.» Les deux derniers chapitres sont intitulés: De la Chaire.Des Espris forts. Voyez la préface du Discours à l'Académie.

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Malintentionnés. Cette précaution fut, comme on le pense bien, parfaitement nutile; il y avait trop d'allusions directes, de satires personnelles, et le succes fut trop grand, pour qu'il ne s'elevat pas de tous les côtés des envieux et des censeurs. M. de Malezieux avait dit à La Bruyère qui lui montrait son livre: «Voilà de quoi vous procurer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis.»

6. Si on le peut. Si on peut rapporter ce qu'on a lu.

7. Continuer d'écrire. Si quelque chose était capable de dégoûter l'auteur de taire des comedies, c'étaient les ressemblances qu'on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d'appuyer la pensée, pour lui rendre de

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faction à l'utilité de plusieurs et au zèle de la vérité ». J'avoue d'ailleurs que j'ai balancé dès l'année 1690, et avant la cinquième édition, entre l'impatience de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères, et la crainte de faire dire à quelques-uns: Ne finiront-ils point ces caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain? Des gens sages me disaient d'une part : La matière est solide, ultie, agréable, inépuisable; vivez longtemps, et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez que pourriez-vous faire de mieux? il n'y a point d'année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. D'autres, avec beaucoup de raison, me faisaient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j'ai néanmoins de si grands sujets d'être content, et ne manquaient pas de me suggérer que, personne presque depuis trente années ne lisant plus que pour lire, il fallait aux hommes, pour les amuser, de nouveaux chapitres et un nouveau titre; que cette indolence avait rempli les boutiques et peuplé le monde, depuis tout ce temps, de livres froids et ennuyeux, d'un mauvais style et de nulle ressource", sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux mœurs et aux bienséances, écrits avec précipitation, et lus de même, seulement par leur nouveauté; et que, si je ne savais qu'augmenter un

mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n'a jamais pensé.» MOLIÈRE, l'Impromptu de Versailles.

4. De plusieurs.» Plurimorum, du plus grand nombre.

2. Zèle de la vérité.» On dirait maintenant pour la vérité, » »-sans qu'on puisse dire la raison de ce changement. - La Bruyère est revenu sur tout ce qu'il dit ici dans sa préface du Discours à l'Académie.

3. La cinquième édition. » La première est de 1688. Le livre avait donc eu un succès dont il y a peu d'exemples.

4. Plus de rondeur. C'est-à-dire de le grossir.

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5. Des gens sages me disaient. » C'est également par un dialogue que Boileau se justifie d'écrire des satires. Molière a fait très heureusement son apologie en comedic. P.-L. Courier, dans un de ses plus jolis ouvrages, nous présente deux personnes sages, l'une hostile, l'autre favorable à la publication de ses pamphlets.

6. La matière. Molière présente les mêmes idees avec beaucoup plus de force et de verve. Voyez l'Impromptu de Versailles, etc.

7. "

Que pour lire. C'est-à-dire pour passer le temps, sans souci de l'instruction. 8. De nulle ressource.» Où il n'y a rien à gagner.

9. « Par. A cause de. « J'ai ouï condamner cette comédie à de certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.. MOLIÈRE, Critique de l'Ecole des femmes.

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