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ce discours n'est ni contre la religion ni contre l'État, et qu'il ne fera point d'autre désordre dans le public que de lui gâter le goût et l'accoutumer aux choses fades et insipides, il passe à l'examen ', il est imprimé, et, à la honte du siècle comme pour l'humiliation des bons auteurs, réimprimé. De même un homme dit en son cœur : Je prêcherai, et il prêche; le voilà en chaire, sans autre talent ni Vocation que le besoin d'un bénéfice.

* Un clerc mondain ou irréligieux, s'il monte en chaire, est déclamateur.

Il y a au contraire des hommes saints, et dont le seul caractère est efficace pour la persuasion : ils paraissent*, et tout un peuple qui doit les écouter est déjà ému et comme persuadé par leur présence; le discours qu'ils vont prononcer fera le reste.

* L'. de MEAUX et le P. BOURDALOUE me rappellent Démosthène et CICERON. Tous deux, maîtres dans l'éloquence de la chaire, ont eu le destin des grands modèles : l'un a fait de mauvais censeurs, l'autre de mauvais copistes.

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* L'éloquence de la chaire, en ce qui y entre d'humain et du talent de l'orateur, est cachée 7, connue de peu de personnes, et d'une difficile exécution : quel art en ce genre pour plaire en

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1. L'examen. Il passe à la censure, qui permet l'impression.

2. Déclamateur. » C'est une excellente application de l'ancien adage: L'orateur est un homme de bien qui sait manier la parole.

3. ⚫ Saints. Il faudrait avoir longtemps étudié et médité les saintes Ecritures, avant que de prêcher. Un prêtre qui les saurait bien solidement, et qui aurait le talent de parler, joint à l'autorité du ministère et du bon exemple, n'aurait pas besoin d'une longue préparation pour faire d'excellents discours : on parle aisément de choses dont on est plein et touché. Surtout en une matière comme celle de la religion qui fournit de hautes pensées et excite de grands sentiments: voilà ce qui fait la vraie éloquence. FENELON, Dialogue 111 sur l'éloquence, page 235 de l'édition annotée par M. Despois. 4. Ils paraissent. Suspension beureuse, et qui rappelle celle de Virgile:

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Tum, pietate gravem ac meritis si forte virum quem
Conspexere, silent, arrectisque auribus adstant."
Eneid. 1, V. 154.

«Mais qu'en ce moment paraisse un homme vénéré pour sa vertu et pour les services qu'il a rendus, tout se tait; la foule s'empresse pour l'entendre; toutes les oreilles sont attentives. »

5. L'. de Meaux. L'évêque de Meaux, Bossuet. Quintilien a dit que Démosthènes avait fait Cicéron. De même, dit le cardinal Maury, Bourdaloue à été un des premiers et des plus beaux ouvrages de Bossuet. Bossuet ne me parait jamais plus grand que lorsque je lis Bourdaloue, qui entra vingt après lui dans cette nouvelle route, où il sut se montrer original en l'imitant, et où il le surpassa en travail, sans pouvoir jamais l'égaler en éloquence et en génie. Essai sur l'éloquence de la chaire, t. I, p. 127.

6. En ce qui y entre. A ne la considérer que comme un art purement humain.. 7. Cachée. » Recondita, difficile à attraper.

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Quel art. Quel art ne faut-il pas ?

persuadant! Il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce que l'on prévoit que vous allez dire les matières sont grandes, mais usées et triviales; les principes sûrs, mais dont les auditeurs pénètrent les conclusions d'une seule vue. Il y entre des sujets qui sont sublimes; mais qui peut traiter le sublime? Il y a des mystères que l'on doit expliquer, et qui s'expliquent mieux par une leçon de l'école que par un discours oratoire?. La morale même de la chaire, qui comprend une ma tière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont les mœurs des hommes, roule sur les mêmes pivots, retrace les mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus étroites que la sa tire. Après l'invective.commune contre les honneurs, les richesses et le plaisir, il ne reste plus à l'orateur qu'à courir à la fin de son discours et à congédier l'assemblée. Si quelquefois on pleure, si on est ému, après avoir fait attention au génie et au caractère de ceux qui font pleurer, peutêtre conviendra-t-on que c'est la matière qui se prêche elle-même, et notre intérêt le plus capital qui se fait sentir; que c'est moins une véritable éloquence que la ferme poitrine du missionnaire qui nous ébranle et qui cause en nous ces mouvements. Enfin, le prédicateur n'est point soutenu, comme l'avocat, par des faits toujours nouveaux, par de différents événements, par des aventures inouïes; il ne s'exerce point sur les questions douteuses, il ne fait point valoir les violentes conjectures et les présomptions; toutes choses néanmoins qui élèvent le génie, lui donnent de la force et de l'étendue, et qui contraignent bien moins l'éloquence

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1. Usées. Voltaire a fait la même remarque et l'a appliquée, en l'exagérant, à toute la littérature dont il explique ainsi la décadence: «L'éloquence de la chaire, et surtout celle des oraisons funèbres, sont dans le mème cas d'épuisement. Les vérités morales une fois annoncées avec éloquence, les tableaux des miseres et des faiblesses humaines, des vanités de la grandeur, des ravages de la mort, étant faits par des mains habiles, tout cela devient lieu commun. On est réduit à imiter ou a s'egarer. Ainsi donc le génie n'a qu'un siècle après quoi il faut qu'il dégénère. Siècle de Louis XIV, chap. 32.

2. Oratoire. Aussi abandonna-t-on de plus en plus l'explication des mystères, pour les dissertations philosophiques et les sujets de pure morale. Massillon donna uu bel et dangereux exemple de ce genre, dans son Petit Carême.

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3. La ferme poitrine. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l'entrainer! Que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader? Un ton vehement et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. BUFFON, Discours de réception à l'Académie française. L'éloquence des missionnaires n'était pas toujours si matérielle. Tout le monde connait le bel exorde du père Bridaine, que le cardinal Maury a inséré dans son Essai sur l'éloquene de la chaire.

4. Violentes.

Puissantes. On dit de même en latin vehementer.

qu elles ne la fixent et ne la dirigent. Il doit, au contraire, tirer son discours d'une source commune, et où tout le monde puise; et s'il s'écarte de ces lieux communs, il n'est plus populaire, il est abstrait ou déclamateur, il ne prêche plus l'Évangile. Il n'a besoin que d'une noble simplicité, mais il faut l'atteindre; talent rare, et qui passe les forces du commun des hommes: ce qu'ils ont de génie, d'imagination, d'érudition et de mémoire, ne leur sert souvent qu'à s'en éloigner.

La fonction de l'avocat est pénible, laborieuse, et suppose dans celui qui l'exerce un riche fonds et de grandes ressources. Il n'est pas seulement chargé, comme le prédicateur, d'un certain nombre d'oraisons composées avec loisir, récitées de mémoire, avec autorité, sans contradicteurs 3, et qui, avec de médiocres changements, lui font honneur plus d'une fois. Il prononce de graves plaidoyers devant des juges qui peuvent lui imposer silence, et contre des adversaires qui l'interrompent. Il doit être prêt sur la réplique; il parle en un même jour, dans divers tribunaux, de différentes affaires. Sa maison n'est pas pour lui un lieu de repos et de retraite, ni un asile contre les plaideurs; elle est ouverte à tous ceux qui viennent l'accabler de leurs questions et de leurs doutes. Il ne se met pas au lit, on ne l'essuie point, on ne lui prépare point des rafraîchissements, il ne se fait point dans sa chambre

1. «Du commun des hommes. » La plupart des gens qui veulent faire de beaux discours cherchent sans choix également partout la pompe des paroles; ils croient avoir tout fait, pourvu qu'ils aient fait un amas de grids mots et de pensées vagues; ils ne songent qu'à charger leurs discours d'ornements; semblables aux mechants caisiniers, qui ne savent rien assaisonner avec justesse, et qui croient donner un goût exquis aux viandes en y mettant beaucoup de sel et de poivre. La véritable éloquence n'a rien d'enflé ni d'ambitieux; elle se modère et se proportionne aux sujets qu'elle traite et aux gens qu'elle instruit; elle n'est grande et sublime que quand il faut l'être.» FENELON, Dialogue II sur l'éloquence, page 214 de l'édition annotée par M. Despois.

2. L'avocat. Les anciens fournissaient à La Bruyère plusieurs modèles de ce genre de parallèles entre deux professions différentes. C'est ainsi que Cicéron compare le jurisconsulte au général, et Tacite le poëte à l'avocat. Ces rapprochements sont ingénieux et agréables.

3. Sans contradicteurs.» « Le roi fit des reproches à M. de Vendôme, puis à M. de La Rochefoucauld, de ce qu'ils n'allaient point au sermon, pas même à ceux du père Séraphin. M. de Vendôme lui répondit librement qu'il ne pouvait alter entendre un homme qui disait tout ce qui lui plaisait, sans que personne eut la liberté de lui répondre; et fit rire le roi par cette saillie. » SAINT-SIMON.

4. On ne lui prépare point des rafraichissements.

Quelque léger dégoût vient-il le travailler,

Une faible vapeur le fait-elle bailler,

Un escadron coiffé d'abord court à son aide:

L'une chauffe un bouillon, l'autre apprête un remède;

Chez lui sirops exquis, ratafias vantés,

un coucours de monde de tous les états et de tous les sexes, pour le féliciter sur l'agrément et sur la politesse de son langage, lui remettre l'esprit sur un endroit où il a couru risque de demeurer court, ou sur un scrupule qu'il a sur le chevet d'avoir plaidé moins vivement qu'à l'ordinaire. Il se délasse d'un long discours par de plus longs écrits, il ne fait que changer de travaux et de fatigues : j'ose dire qu'il est dans son genre ce qu'étaient dans le leur les premiers hommes apostoliques'.

Quand on a ainsi distingué l'éloquence du barreau de la fonction de l'avocat, et l'éloquence de la chaire du ministère du prédicateur, on croit voir qu'il est plus aisé de prêcher que de plaider, et plus difficile de bien prêcher que de bien plaider 2.

* Quel avantage n'a pas un discours prononcé, sur un ouvrage qui est écrit ! Les hommes sont les dupes de l'action et de la parole, comme de tout l'appareil de l'auditoire: pour peu de prévention qu'ils aient en faveur de celui qui parle, ils l'admirent, et cherchent ensuite à le comprendre : avant qu'il ait commencé, ils s'écrient qu'il va bien faire ; ils s'endorment bientôt, et, le discours fini, ils se réveillent pour dire qu'il a bien fait 3. On se passionne moins pour un auteur; son ouvrage est lu dans le loisir de la campagne ou dans le silence du cabinet : il n'y a point de rendez-vous publics pour lui applaudir, encore moins de cabale pour lui sacrifier tous ses rivaux et pour l'élever à la prélature. On lit son livre, quelque excellent qu'il soit, dans l'esprit de le trouver médiocre1;

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1. Apostoliques. » Le clergé devait perdre en grandeur et en importance, à mesure que le talent, le travail et le dévouement devenaient le partage des gens du siecle, et cessaient d'appartenir exclusivement à l'Eglise, comme cela s'était vu au moyen age.

2. « Bien plaider. Cette observation de La Bruyère est peut-être plus vraie de no:re temps que du sien. Le xviie siècie nous a laissé un grand nombre de sermons admi rables et pas un seul plaidoyer; à peine même les noms de quelques avocats ou magistrats diserts sont-ils arrivés jusqu'à nous.

3. Bien fait. Cette petite description est plaisante, mais ne manque pas d'exagé ration. On voit bien que La Bruyère est écrivain et n'est pas orateur.

4. Médiocre. Cicéron dit exactement la même chose de l'orateur: « C'est un grande et dangereuse entreprise d'oser parler seul au milieu d'une nombreuse assem Blee, qui vous entend discuter les plus importantes affaires; car il n'y a presque per Sonne qui ne remarque plus finement et avec plus de rigueur les defauts que les beautés de nos discours; encore ce qu'on blame fait-il complètement oublier ce qu'o devrait louer. De Oral, 1, 116.

on le feuillette, on le discute, on le confronte; ce ne sont pas des sons qui se perdent en l'air et qui s'oublient; ce qui est imprimé demeure imprimé. On l'attend quelquefois plusieurs jours avant l'impression pour le décrier; et le plaisir le plus délicat que l'on en tire vient de la critique qu'on en fait : on est piqué d'y trouver à chaque page des traits qui doivent plaire, on va même souvent jusqu'à appréhender d'en être diverti, et on ne quitte ce livre que parce qu'il est bon 1. Tout le monde ne se donne pas pour orateur; les phrases, les figures, le don de la mémoire, la robe ou l'engagement de celui qui prêche, ne sont pas des choses qu'on ose ou qu'on veuille toujours s'approprier : chacun, au contraire, croit peuser bien, et écrire encore mieux ce qu'il a pensé ; il en est moins favorable à celui qui pense et qui écrit aussi bien que lui. En un mot, le sermonneur 3 est plus tôt évêque que le plus solide écrivain n'est revêtu d'un prieuré simple; et dans la distribution des grâces, de nouvelles sont accordées à celui-là, pendant que l'auteur grave se tient heureux d'avoir ses restes.

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* S'il arrive que les méchants vous haïssent et vous persécu tent, les gens de bien vous conseillent de vous humilier devant Dieu, pour vous mettre en garde contre la vanité qui pourrait vous venir de déplaire à des gens de ce caractère : de même, si certains hommes sujets à se récrier * sur le médiocre désapprouvent un ouvrage que vous aurez écrit, ou un discours que vous venez de prononcer en public, soit au barreau, soit dans la chaire, ou ailleurs, humiliez-vous ; on ne peut guère être exposé à une tentation d'orgueil plus délicate et plus prochaine.

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* Il me semble qu'un prédicateur devrait faire choix, dans

1. Bon. Tout cela est dit avec un peu de recherche, mais très-finement.

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Croit penser bien..

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3. Sermonneur. Celui qui compose et débite des sermons. Ce mot ne se prend pas ordinairement en ce sens.

Prieuré simple. Un simple bénéfice.

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5. A se récrier. A se récrier d'admiration.

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Hamiliez-vous. Voilà qui est bien der et bien dédaigneux pour la critique.

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