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venait d'Italie, et même la prendre là peut-être où elle se trouvait tout près de lui, sur la scène du Palais-Royal: source dérivée, mais pour lui plus commode, car elle s'était singulièrement éloignée des hauteurs tragiques; et même elle s'était mise à couler beaucoup trop bas pour que le génie de l'auteur de Dom Juan, s'il daignait y puiser quelque peu, ne dût pas la ramener vers ces hauteurs moyennes où se tient la bonne comédie.

On a quelquefois supposé que la troupe espagnole qui, en 1660, s'établit, pour un certain temps, à Paris, « avecque comédie et danse,>» ainsi que le dit Loret1, y représenta le drame de Tirso. Rien ne le prouve absolument; et, si elle l'a représenté, on peut affirmer que l'on y prêta peu d'attention. Les ballets et les castagnettes de Joseph de Prado et de ses camarades furent beaucoup plus goûtés que les ouvrages de leurs poêtes. A cette date, leur langue était moins généralement répandue en France que l'italienne. Pour notre goût d'ailleurs, au dix-septième siècle, comme plus tard au dix-huitième, leurs plus belles pièces de théâtre n'étaient, comme le dit Cailhava du drame de Tirso, que « des monstres dramatiques. Notre théâtre italien, au contraire, nous plaisait beaucoup.

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Nous trouvons partout exprimée au dix-septième siècle, avant et après Molière, l'opinion que le Festin de Pierre nous venait d'Italie, non d'Espagne. Rosimond, qui, peu après Molière, donna sur le théâtre du Marais un Nouveau Festin de Pierre', dit dans son avis Au lecteur: « Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on t'a présenté ce sujet. Les comédiens italiens l'ont apporté en France, et il a fait tant de bruit chez eux que toutes les troupes en ont voulu régaler le public. >> Shadwell, un peu plus tard, parlait ainsi au début de la Préface de son Libertin3, pièce où le même sujet est traité : « Des Espagnols les comédiens italiens l'ont reçu; de ceux-ci, à leur tour, les Français, qui ont composé quatre pièces distinctes

1. Lettre du 24 juillet 1660.

2. Le Nouveau Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie en cinq actes, représentée en novembre 1669, imprimée en 1670. 3. The Libertine, a tragedy. La première édition est de 1676. Celle que nous avons sous les yeux est de 1692.

sur cette même histoire. » Ces quatre pièces sont celles de Dorimond, de Villiers, de Molière et de Rosimond. Shadwell met donc Molière au nombre des imitateurs des Italiens. Ne doit-on pas tenir compte de ces anciens témoignages concordants? Il semble même qu'on y pourrait joindre le plus irrécusable de tous, celui de Molière lui-même. On lit, en effet, dans les Observations sur.... le Festin de Pierre, dont nous aurons à parler plus loin : « Molière a très-mauvaise raison de dire qu'il n'a fait que traduire cette pièce de l'italien et la mettre en françois. » N'est-ce point parler comme si cette excuse et la déclaration que les Italiens ont été ses modèles avaient été recueillies de la bouche même de l'auteur de Dom Juan, qui n'a d'ailleurs rien écrit pour la justification de sa comédie?

Les comédiens italiens que nommait tout à l'heure Rosimond comme ayant apporté en France le Festin de Pierre, sont ceux qui étaient en possession du théâtre du Petit-Bourbon, quand Molière vint le partager avec eux, et qui plus tard s'établirent, comme lui, dans la salle du Palais-Royal, où les deux troupes jouaient, chacune à son tour. Quand ils se mirent à donner le Convié de pierre, de quelle pièce représentée en Italie l'avaient-ils tiré ? Il avait, avec un grand succès, passé d'Espagne dans leur pays. Shadwell parle en ces termes 2 d'un spectacle de la vieille légende, donné dans les églises d'Italie : « J'ai entendu dire à un gentilhomme digne de foi qu'il y a bien des années une pièce fut faite en Italie sur cette histoire; il l'y avait vue jouée, sous le titre d'Ateista fulminato, le dimanche dans les églises, comme si elle faisait partie des dévotions. » Un Ateista fulminado, qui aurait été joué dans les couvents d'Espagne, étant également cité, on pourrait bien soupçonner quelque confusion. Quoi qu'il en soit, si ces représentations dévotes ont eu lieu en Italie, elles ne sont à rappeler ici que comme preuve de la grande popularité qu'aurait eue dans ce pays le Convié de pierre espagnol; et personne apparemment ne supposera que la pièce jouée dans les églises ait été celle que les bouffons italiens nous apportèrent.

1. Voyez ci-après, p. 38, 40 et suivantes.

2. Dans la Préface (3o alinéa) citée ci-dessus, p. 13.

On nomme deux anciennes comédies italiennes, dont le titre est semblable: Il Convitato di pietra. C'est la fidèle traduction du titre espagnol. Un des auteurs est Onofrio Giliberto, de Solofra; l'autre il Signor ou il Dottor Giacinto Andrea Cicognini, de Florence.

La Drammaturgia d'Allacci, à la page 87 de sa première édition, qui est de 1666, cite les deux comédies, celle de Giliberto la première, publiée à Naples, par Francesco Savio, 165 2, in-12, celle de Cicognini, imprimée à Venise [sans date].

Il serait intéressant de les connaître l'une et l'autre et de pouvoir les comparer à l'œuvre de Molière, qui les avait sans doute lues, et a pu en tirer, plutôt que du drame espagnol, quelque chose à imiter. Pour trouver celle de Giliberto, nous avons, avec une longue persévérance, fait faire des recherches dans les principales bibliothèques de la France, de l'Italie, de l'Allemagne et de l'Angleterre 1. A notre grand regret, elles sont demeurées infructueuses. On s'explique difficilement qu'une pièce autrefois très-connue, et dont une impression (ce n'est peut-être pas la première) est citée avec indication précise de date et de lieu, ne se rencontre plus nulle part jusqu'ici, tandis que la comédie de Cicognini est partout, dans des éditions nombreuses publiées en différentes villes d'Italie.

Ce qui rend moins fâcheux qu'une de ces pièces se dérobe ainsi et nous échappe, c'est qu'elle est très-vraisemblablement celle dont nous avons deux traductions plus ou moins fidèles, l'une de Dorimond, l'autre de Villiers. Sinon, comme ils n'ont certainement pas traduit Cicognini, il faudrait supposer un troisième Convié de pierre italien, que nous ne voyons mentionné nulle part1. Du modèle qu'ils ont suivi et dans lequel

1. M. le commandeur d'Ancona, professeur à l'Université de Pise, a bien voulu diriger lui-même ces recherches en Italie, et M. Humbert en Allemagne, avec une infatigable obligeance, dont nous leur sommes très-reconnaissants.

2. Quelque vraisemblable qu'il soit, à notre avis, que la pièce italienne traduite par Dorimond et par Villiers est bien celle de Giliberto, ceux qui voudraient en douter, pourraient remarquer ceci : Allacci (p. 434) cite un drame de Giliberto: il Vinto inferno da Maria,

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Là et ailleurs encore il nomme Giliberti, non Giliberto, mais il entend bien parler de l'auteur du Convié de pierre.

il ne paraît pas trop hasardeux de croire trouver la comédie de Giliberto, il nous semble que les deux imitateurs ou traducteurs français doivent nous donner une idée suffisante pour faire juger de ce que Molière a pu y prendre, et qu'ils ne nous laissent d'incertitude que sur les emprunts de détail, qui ne seraient pas, il est vrai, tout à fait indifférents.

La pièce de Dorimond, comédien de la troupe de Mademoiselle, fut imprimée pour la première fois à Lyon, chez Antoine Offray, en 1659, sous ce titre : Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, tragi-comédie. La Permission est du 11 janvier 1659. Cette tragi-comédie avait été représentée à Lyon par la troupe de Mademoiselle en 1658, sans doute pendant le séjour que le Roi, la Reine mère et Mademoiselle firent dans cette ville, où ils entrèrent le 24 novembre pour y attendre la princesse Marguerite de Savoie, dont le mariage avec Louis XIV était projeté. Dans le temps où sa troupe venait de s'établir à Paris, dans la rue des Quatre-Vents, Dorimond y fit jouer sa pièce, en 1661. Elle fut réimprimée à Paris, et publiée chez J.-B. Loyson, en 1665, avec le sous-titre de l'Athée foudroyé, substitué à celui du Fils criminel2.

Rap. sa. (rappresentatione sacra). Ne serait-il point permis, dirat-on, de conclure de ce fait que l'auteur de ce drame religieux aurait aussi fait de son Convié de pierre une pièce édifiante, telle à peu près que cet Ateista fulminato joué, suivant Shadwell, dans les églises d'Italie? Alors il faudrait renoncer à la reconnaitre dans les deux tragi-comédies françaises. Mais il nous parait plus difficile d'admettre l'existence d'un autre Convitato di pietra dont il ne resterait plus trace dans aucune bibliographie, que celle de pièces de genres différents, les unes sacrées, les autres profanes, écrites par Giliberto.

1. Voyez les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, tome III, p. 299 de l'édition de M. Chéruel.

2. Des libraires d'Amsterdam, n'ayant pu se procurer le Dom Juan de Molière, affectèrent de le confondre avec la pièce de Dorimond, que leurs éditions collectives des œuvres de notre auteur, datées, l'une de 1675, l'autre de 1684, donnent, avec les dates particulières, la première de 1674, la seconde de 1683, et sous ce titre « Le Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie par J. B. P. Molière, suivant la copie imprimée à Paris. » La Bibliothèque nationale a un exemplaire détaché de la pièce de

Bientôt après la pièce de Dorimond, parut celle du sieur de Villiers, comédien de l'Hôtel de Bourgogne. Elle fut représentée sur le théâtre de cet hôtel, en 1659, et publiée à Paris, chez Sercy, en 1660; à Amsterdam, la même année, sous ce titre : « Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, tragi-comédie. Traduite de l'italien en françois, par le sieur de Villiers. » Dans l'épître qui la précède, et dont nous avons déjà cité un fragment1, Villiers dit : « Les François à la campagne (il veut parler de la pièce de Dorimond, jouée à Lyon), et les Italiens à Paris, qui en ont fait tant de bruit, n'en ont jamais fait voir qu'un imparfait original, que notre copie surpasse infiniment. » Comme il s'exprime d'ailleurs modestement sur le mérite de son ouvrage, il est clair qu'il ne se flatte que d'une fidélité de traduction plus parfaite que celle de Dorimond et des Italiens du Petit-Bourbon. Il aurait pu ne pas nommer ceux-ci, qui n'avaient à peu près rien à voir dans l'affaire; car ce qui nous est resté de leur scenario ne donne pas l'idée qu'ils l'aient tiré de la pièce traduite par Villiers. Dorimond, au contraire, avait réellement travaillé sur le même original. Qu'il l'ait rendu avec moins d'exactitude, nous n'en pouvons juger, n'ayant pu retrouver le commun modèle; mais il faut croire qu'aucun des deux imitateurs ne s'en était beaucoup écarté, tant ils se suivent de près, scène pour scène. Mêmes acteurs, avec des noms semblables, à l'exception de celui du valet, qui est Briguelle chez Dorimond, Philipin chez Villiers, et de ceux de quelques personnages très-secondaires, comme les deux bergères. Nous avons des deux parts Alvaros, père de Dom Juan ou Jouan, Dom Pierre, gouverneur de Séville (le commandeur assassiné), Amarille, sa fille, le pèlerin, le prévôt et les deux archers. L'action se développe absolument la même et dans le même ordre, presque sans différence jusque dans les détails.

Grande, on le voit, est la ressemblance; et quand on trouve un bon nombre de vers presque semblables, avec les mêmes

Dorimond, qui paraît aussi d'impression étrangère; il est intitulé a Le Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie par I. B. P. de Molière. Sur l'imprimé à Paris. 1679. »

1. Voyez ci-dessus, p. 6, et note 1 de la même page.

MOLIÈRE. V

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