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L'AMOUR MÉDECIN

COMÉDIE1.

ACTE I.

SCÈNE PREMIÈRE.

SGANARELLE, AMINTE, LUCRÈCE,
M. GUILLAUME, M. JOSSE.

SGANARELLE.

Ah! l'étrange chose que la vie! et que je puis bien dire, avec ce grand philosophe de l'antiquité, que qui terre a, guerre a 2, et qu'un malheur ne vient jamais sans l'autre! Je n'avois qu'une seule femme', qui est

morte.

1. L'édition originale n'a pas ici le sous-titre COMÉDIE; dans l'édition de 1734, on a, de même qu'au titre initial, remplacé comÉDIE par COMÉDIE-BALLET, 2. M. Le Roux de Lincy a cite de ce proverbe français deux exemples du seizième siècle, mais rimant d'autre manière : « Qui a terre ne vit sans guerre » (Gabriel Meurier, Trésor de sentences..., Rouen, 1578, p. 170); « Qui a terre si a guerre » (Contes et discours d'Eutrapel, tome I de l'édition de M. Assézat, P. 222).

3. Qu'une femme. (1674, 82, 1734.)- Nous ne pensons pas, comme Auger, que la variante soit de l'auteur, qu'il ait lui-même jugé nécessaire ou utile la suppression du mot seule. Ce pleonasme irréfléchi, ici mal appliqué, mais si commun dans maint autre tour, dans celui-ci, par exemple : « Je n'ai qu'une seule fille, comme peut dire Sganarelle, va très-bien avec l'air de préoccupation que doit avoir l'acteur en ouvrant la scène : il nous dira lui-même tout

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a Le Livre des proverbes français (1859), tome I, p. 87.

M. GUILLAUME.

Et combien donc en voulez-vous avoir1?

SGANARElle.

Elle est morte, Monsieur mon ami. Cette perte m'est très-sensible, et je ne puis m'en ressouvenir sans pleurer. Je n'étois pas fort satisfait de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble; mais enfin la mort rajuste toutes choses. Elle est morte je la pleure. Si elle étoit en vie, nous nous querellerions. De tous les enfants que le Ciel m'avoit donnés, il ne m'a laissé qu'une fille, et cette fille est toute ma peine. Car enfin je la vois dans une mélancolie la plus sombre du monde, dans une tristesse épouvantable, dont il n'y a pas moyen de la retirer, et dont je ne saurois même apprendre la cause. Pour moi, j'en perds l'esprit, et j'aurois besoin d'un bon conseil sur cette matière. Vous êtes ma nièce; vous, ma voisine; et vous, mes compères et mes amis je vous prie de me conseiller tous ce que je dois faire".

M. JOSSE.

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Pour moi, je tiens que la braverie et l'ajustement est la chose qui réjouit le plus les filles; et si j'étois que de vous, je lui achèterois, dès aujourd'hui, une

à l'heure qu'il perd l'esprit. Puis l'effet en devient comique par la question de M. Guillaume, qu'il amène on ne peut mieux.

1. En vouliez-vous avoir? (1682, 1734.)

2. Les exemplaires non cartonnés de 1682, le manuscrit Philidor, et les éditions françaises suivantes jusqu'à 1773 inclusivement portent : « Monsieur Guillaume mon ami. » Les exemplaires cartonnés omettent Guillaume, de même que l'édition originale, celles de 1669, de 1674, et les trois éditions étrangères 1675 A, 84 A, 94 B.

3. (A Lucrèce) Vous êtes ma nièce; (à Aminte) vous, ma voisine; (à M. Guillaume et à M. Josse) et vous. (1734.)

4. Tout ce que je dois faire. (1682, 1734.)

5. Sur ce mot, et sur le mot brave, que Sganarelle emploie à la scène suivante, voyez tome II, p. 112, note 3, et tome III, p. 266, note 5.

6. Que la braverie, que l'ajustement. (1682, 1734.)

belle garniture de diamants, ou de rubis, ou d'émeraudes.

M. GUILLAUME.

Et moi, si j'étois en votre place, j'achèterois une belle tenture de tapisserie de verdure1, ou à personnages, que je ferois mettre à sa chambre', pour lui réjouir l'esprit et la vue.

AMINTE.

Pour moi, je ne ferois point tant de façon; et je la marierois' fort bien, et le plus tôt que je pourrois, avec cette personne qui vous la fit, dit-on, demander il y a quelque temps.

LUCRÈCE.

Et moi, je tiens que votre fille n'est point du tout propre pour le mariage. Elle est d'une complexion trop délicate et trop peu saine, et c'est la vouloir envoyer bientôt en l'autre monde, que de l'exposer, comme elle est, à faire des enfants. Le monde n'est point du tout son fait, et je vous conseille de la mettre dans un couvent, où elle trouvera des divertissements qui seront mieux de son humeur.

SGANARElle.

Tous ces conseils sont admirables assurément; mais je les tiens un peu intéressés, et trouve que vous me conseillez fort bien pour vous. Vous êtes orfévre, Monsieur Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. Vous vendez des tapisseries, Monsieur Guillaume, et vous avez la

1. Les tapisseries de verdure sont, comme on sait et comme le dit bien le mot, celles qui représentent surtout des arbres, des feuillages.

2. Dans sa chambre. (1682, 1734.)

3. Pour moi, je ne ferois pas tant de façon. Je la marierois. (1734.) 4. Un convent. (1697, 1710.) — Voyez tome IV, p. 486, note 5.

5. Des distractions à sa mélancolie.

6. Mais je les trouve. (1669, 74, 82, 1734.)

MOLIÈRE. V

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mine d'avoir quelque tenture qui vous incommode'. Celui que vous aimez, ma voisine, a, dit-on, quelque inclination pour ma fille, et vous ne seriez pas fâchée de la voir la femme d'un autre. Et quant à vous, ma chère nièce, ce n'est pas mon dessein, comme on sait, de marier ma fille avec qui que ce soit3, et j'ai mes raisons pour cela; mais le conseil que vous me donnez de la faire religieuse, est d'une femme qui pourroit bien souhaiter charitablement d'être mon héritière univer. selle. Ainsi, Messieurs et Mesdames, quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je n'en suive aucun. Voilà de mes donneurs de conseils à la mode.

SCÈNE II.

LUCINDE, SGANARELLE.

SGANARELLE.

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Ah! voilà ma fille qui prend l'air. Elle ne me voit pas; elle soupire; elle lève les yeux au ciel. Dieu vous gard! Bon jour, ma mie. Hé bien ! qu'est-ce ? Comme vous en va? Hé! quoi? toujours triste et mélancolique comme cela, et tu ne veux pas me dire ce que tu as.

1. « On n'a pas remarqué, dit Bazin, p. 133-134, que, dans la première scène, il (Molière) avait jeté un trait plaisant sur la profession de son père. Vous êtes orfévre, Monsieur Josse,» mot devenu proverbial, n'était que la moitié de la leçon comique adressée aux donneurs d'avis; l'autre regardait M. Guillaume, qui vend des tapisseries.

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2. De la voir femme d'un autre. (1734.)

3. A qui que ce soit. (Ms. Philidor.)

4. Seul. (1734.) — 5. A Lucinde. (Ibidem.)

6. Pour la forme gard, conservée dans cette antique salutation, voyez d'autres exemples, de Molière et de la Fontaine, dans le Dictionnaire de M. Littré, à l'article GARDER, 11°, fin: « Gard ou gart est le subjonctif de garder dans l'ancien français; il n'y a point d'e supprimé. »

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Allons donc, découvre-moi1 ton petit cœur. Là, ma pauvre mie, dis, dis; dis tes petites pensées à ton petit papa mignon. Courage! Veux-tu que je te baise? Viens. 'J'enrage de la voir de cette humeur-là. Mais, dis-moi, me veux-tu faire mourir de déplaisir, et ne puis-je savoir d'où vient cette grande langueur? Découvre-m'en la cause, et je te promets que je ferai toutes choses pour toi. Oui, tu n'as qu'à me dire le sujet de ta tristesse ; je t'assure ici, et te fais serment qu'il n'y a rien que je ne fasse pour te satisfaire : c'est tout dire. Est-ce que tu es jalouse de quelqu'une de tes compagnes que tu voies plus brave* que toi ? et seroit-il quelque étoffe nouvelle dont tu voulusses avoir un habit? Non. Est-ce que ta chambre ne te semble pas assez parée, et que tu souhaiterois quelque cabinet de la foire Saint-Laurent? Ce n'est pas cela. Aurois-tu envie d'apprendre quelque chose? et veux-tu que je te donne un maître pour te montrer à jouer du clavecin ? Nenni. Aimeroistu quelqu'un, et souhaiterois-tu d'être mariée ? (Lucinde lui fait signe que c'est cela 6.)

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5. Sur ce meuble, quelquefois de très-grand luxe, qui pouvait contenir jusqu'à trente tiroirs, voyez ci-après, à la scène i de l'acte I du Misanthrope. — La foire Saint-Laurent se tenait, du 28 juin au 30 septembre, au faubourg SaintMartin, entre Saint-Lazare et les Récollets, dans un enclos ceint de murs, qui appartenait aux prêtres de la Mission, établis depuis 1632 à Saint-Lazare. Ils avaient été autorisés à transporter dans cet enclos le marché Saint-Laurent, dans la possession duquel ils avaient été confirmés par des lettres obtenues en 1661. François Colletet fit paraître en 1666 une description burlesque de la foire Saint-Laurent : voyez le Tracas de Paris dans le recueil publié en 1859 par P. L. Jacob bibliophile, sous le titre de Paris ridicule et burlesque au dix-septième siècle, p. 199 et suivantes.

6. Lucinde fait signe qu'oui. (1734.)

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