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bablement dans la pièce italienne qu'il avait traduite, nous la trouvons également dans Cicognini, et les détails du dialogue sont encore là plus semblables à ceux que nous avons dans le scenario. Mais on peut remarquer, dans ce que nous venons de citer du scenario, un trait qui n'est que là et dans Molière, l'ordre donné par Don Juan à son valet d'expliquer ses raisons à la délaissée. C'est à Done Elvire qu'il dit dans notre Dom Juan (acte I, scène ш): « Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti.... Allons, parle donc à Madame. >> Nous avons là un des rares passages où l'on ne sait pas si la première idée appartient au scenario, Cicognini n'ayant rien fourni de semblable, ou si Dominique a imité Molière.

Comme dans Cicognini, Don Juan propose au duc Ottavio de changer avec lui de manteau.

Resté seul avec son maître, Arlequin, lui entendant dire qu'il veut aller chez Donna Anna, la maîtresse d'Ottavio, << s'y oppose et lui parle du Ciel. » Il reçoit un soufflet et dit alors : «< Allons donc, puisqu'il le faut1. » Molière peut avoir trouvé là comme un germe de la scène 11 de son premier acte, si ce n'est pas Arlequin qui, cette fois encore, n'ayant pas suivi Cicognini, a fait un emprunt à notre comédie.

II

Don Juan s'introduit dans la maison du commandeur Don Pierre, dont le nom, qui n'est pas dans Cicognini, mais pouvait bien être dans Giliberto, a passé, comme nous l'avons déjà dit, dans trois de nos pièces françaises. Aux cris de Donna Anna, que Don Juan a voulu déshonorer, le Commandeur, son père, arrive et poursuit Don Juan, qui le tue.

Un bando du Roi a promis dix mille écus et la grâce de quatre bandits à qui découvrira le meurtrier de Don Pierre, ce qui est tiré mot à mot de Cicognini. Pendant qu'Arlequin discourt avec lui-même sur l'édit royal, survient Don Juan, à qui il en donne la nouvelle. Suit l'épreuve (nous la connaissons déjà) à laquelle Don Juan soumet la discrétion et le courage de son valet, qu'il menace de la question, après lui avoir dit de supposer qu'il est le Barigel (il Notaro de Cicognini). Puis Don Juan et Arlequin changent d'habits.

1. Page 158.

Dans une scène qui se passe à la campagne, Don Juan et Arlequin enlèvent les villageoises. En général, ces scènes épisodiques de paysans et de paysannes étaient différentes dans les différentes pièces inspirées par ce sujet; chacun les arrangeait librement, à sa guise. Molière seul y a mis une charmante et spirituelle observation des mœurs.

La scène de la statue, qui, d'un signe de tête, accepte l'invitation, est telle que nous l'avons vue dans les pièces italiennes, et qu'elle sera dans Molière, où elle s'écarte un peu de celle de Tirso.

Pantalon, qui a le même rôle que Fichetto dans la comédie de Cicognini, fait briller aux yeux d'Arlequin la récompense promise par le bando. Arlequin assure qu'il ne sait rien. << Imagine-toi, lui dit Pantalon (p. 161), que je soye le Roi et que j'interroge...: Sais-tu qui est le meurtrier... ? Oui, Sire. Nomme-le, et tu auras la somme promise. ᎬᏂ bien, Sire, c'est.... c'est.... c'est Pantalon. » Le dialogue est tout semblable chez Cicognini. Arlequin fait des remontrances à Don Juan, qui fait semblant d'y être sensible. Le valet se jette à genoux, Don Juan l'imite et feint d'implorer Jupiter. Arlequin rend grâce au Ciel de sa conversion. Don Juan se relève, et lui donne un coup de pied. On se souvient de Molière1: « Ah! Monsieur, que j'ai de joie de vous voir converti! » Nous trouvons donc dans le scenario le valet croyant, qui s'adresse au Ciel; déjà, dans un passage signalé plus haut, il a parlé à son maître du Ciel, expression qui sent bien son Molière. Cicognini ne met dans la bouche de Passarino aucun sermon de morale ni de religion, aucune exhortation à se convertir. Un moment, celui-ci hasarde quelques conseils de prudence, quelques réflexions, que Don Juan lui commande de garder pour lui, sur l'inconstance de la fortune2. Passarino est un mauvais sujet, qui n'a de physionomie distincte que par sa poltronnerie et sa gourmandise. Rien en lui de ce qui rend Sganarelle si original, de ces honnêtes sentiments que son âme vulgaire, mais naturellement bonne, laisse de temps en temps éclater, pour les faire rentrer bientôt dans le silence

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devant la colère du maître. Est-ce donc le scenario qui a donné à Molière l'idée de ce caractère, et celle aussi de l'hypocrisie de Dom Juan, beaucoup plus marquée d'ailleurs chez lui et beaucoup plus sérieuse? Nous en doutons fort, nonseulement par la raison, qu'il faut répéter, de l'incertitude de date qui rend suspects chez Arlequin les traits où il ne se rencontre qu'avec Molière, mais aussi parce que notre auteur avait pu s'inspirer ailleurs. On n'a pas oublié que les remontrances du valet, déjà fréquentes chez Tirso lui-même, et les grimaces de dévotion auxquelles s'amuse un moment Don Juan, sont dans les tragi-comédies de Dorimond et de Villiers.

Il n'aura sans doute pas échappé que, par un prudent anachronisme, c'est de la religion de Jupiter que Don Juan se moque dans le scenario, de celle des Dieux chez les traducteurs français d'une des comédies italiennes. Molière n'a pas eu cette timidité, qui, tout en laissant beaucoup trop de transparence au voile, détruisait ridiculement toute vérité.

Au dénouement du scenario, Don Juan «< abîme1 sous terre. » Arlequin s'écrie (p. 166): « Mes gages! mes gages! Il faut donc que j'envoie un huissier chez le diable pour avoir mes gages?» Dans la dernière scène2, quand le Roi vient sur le théâtre, Arlequin se met à genoux devant lui, et lui dit (p. 166): « O Roi! vous saurez que mon maître est à tous les diables, où vous autres grands seigneurs irez aussi quelque jour; faites donc réflexion sur ce qui vient de lui arriver. » Il est certain que, malgré la moralité finale si rudement tirée de la catastrophe par Arlequin, celui-ci n'est pas là aussi édifiant que le Catalinon de Tirso lorsqu'il dit3: « Que Dieu m'assiste! Qu'est-ce que cela? Toute la chapelle est en flammes, et je reste avec le mort pour le garder. En me traînant comme je pourrai, je vais avertir son père. Saint Georges! saint Agnus Dei! ramenez-moi en paix à la maison. »

1. Comme on disait jadis pour s'abime.

2. Le manuscrit de Gueullette met ici entre parenthèses : « Elle est supprimée. » Nous ne savons quand elle le fut. Sa hardiesse finit sans doute par sembler excessive.

3. Troisième journée, fin de la scène xvII: traduction de M. A. Royer.

Ceux à qui l'exclamation : « Mes gages! mes gages! » parut un scandale dans le Dom Juan, en avaient probablement ri chez les Italiens. Ils eurent aussi, l'on s'en souvient, deux poids et deux mesures pour Tartuffe et pour Scaramouche ermite1. Il est vrai qu'Arlequin ne s'arrêtait pas, comme Sganarelle, sur le regret des gages perdus : il finissait par une leçon, mais tellement désobligeante pour les grands seigneurs et les rois, que, si Molière se la fût permise, il n'y eût pas eu assez de cris pour le convaincre de lèse-majesté.

Si la sévérité dont furent l'objet quelques hardiesses de Dom Juan, qui n'avaient point paru choquer ailleurs, avait été sincère, au lieu d'être un parti pris des haines et des rancunes, on pourrait dire qu'elle honorait Molière, et que si, en ce genre, on ne lui passait rien, c'était parce qu'il avait donné au théâtre français, jusque dans la comédie, une dignité toute nouvelle. Il était naturel qu'une même plaisanterie ne fit pas le même effet sur ce théâtre épuré par lui, et sur une scène de bouffons.

Au reste, ce n'était peut-être pas à cette dernière scène du canevas que Molière avait emprunté les gémissements burlesques de Sganarelle, mais, ainsi qu'on l'a vu, à la comédie de Cicognini, où nos Italiens les avaient trouvés, comme tant d'autres traits.

Par notre analyse de cette comédie et du scenario, on a pu juger s'il n'est pas évident que celui-ci a été tiré de celle-là. Aujourd'hui, dans la pièce de Cicognini, telle qu'on la joue encore sur les théâtres d'Italie, rajeunie plus ou moins heureusement et modifiée à la moderne, on trouve des emprunts faits au canevas, comme si les bouffonneries de Trivelin et d'Arlequin n'avaient été autre chose que des variantes du texte de l'auteur florentin. Nous avons sous les yeux deux petites pièces imprimées de nos jours, et dont nous devons la communication à M. d'Ancona 2. Elles attestent la popularité, persistante dans la Péninsule, de l'œuvre de Cicognini et des

1. Voyez la fin de la préface du Tartuffe, tome IV, p. 383 et 384.

2. Voyez ci-dessus, p. 15, note 1.

lazzi qui, sur les théâtres du Petit-Bourbon et du Palais-Royal, y avaient été ajoutés, et qu'aujourd'hui l'on trouve naturel d'y rattacher, parce qu'ils n'avaient fait que se greffer sur elle. L'une des deux pièces dont nous parlons a pour titre : IL GRAN CONVITATO DI PIETRA, tragicommedia in tre atti. Novara. Ditta libraria Crotti di G. Miglio (s. d.); l'autre IL GRAN CONVITATO DI PIETRA, dramma tragico in tre atti, ad uso de' piccoli teatrini. Milano. Tip. Motta di M. Carrara (s. d.). Elles ne diffèrent que légèrement l'une de l'autre. Celle de Novare surtout copie à peu de chose près ou plutôt traduit dans une langue moins surannée le dialogue de Cicognini. On y rencontre de temps en temps des bouffonneries prises dans le scenario, par exemple, celle-ci que débitait Arlequin, et qui est bien connue : « Si tous les arbres n'étaient qu'un arbre, ah! quel arbre! Si tous les hommes n'étaient qu'un homme, ah! quel homme1! etc. » Il est plus que probable que, depuis le dix-septième siècle, on n'a guère cessé de représenter en Italie des pièces semblables, où se sont perpétués à la fois le Convié de pierre de Cicognini et celui de la troupe italienne de Paris.

Nous avons assez dit comment, avant l'auteur de Dom Juan, avait été traité ce sujet fameux dont on s'était engoué en France comme en Italie. Si ce ne fut pas tout spontanément, mais plutôt pour contenter ses camarades, que Molière entreprit à son tour de le mettre sur la scène, il aperçut bientôt quelle comédie il y saurait trouver. Et d'abord il fallait que ce fût une vraie comédie. Il est juste de dire qu'en cela il n'y avait plus guère à innover depuis les Italiens; mais c'était surtout par le rôle du valet qu'ils avaient égayé la sombre histoire. Ce n'était pas assez pour Molière. Le principal personnage lui-même, s'il ne pouvait être question pour lui de faire rire à la façon d'Arlequin, allait devenir beaucoup moins tragique que comique. N'exagérons rien cependant. Telles étaient les conditions nécessaires du sujet, que, si le drame a toujours été, dans le Dom Juan, ramené avec beaucoup d'art au ton et aux effets de la comédie,

1. Voyez Desboulmiers, Histoire anecdotique.... du théatre italien, tome I, p. 85.

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