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meubles de Boule et les ornements de Louis XVI. C'est là que Voltaire s'installa comme un roi dans son palais où se groupait la foule. Chez lui, il gardait une longue robe de chambre fourrée de martre, un bonnet de velours qui le couvrait jusqu'au nez, et avec cela une culotte courte où dansaient ses cuisses amincies. La première fois qu'il sortit en pompe, il endossa un habit écarlate doublé d'hermine, des culottes et des bas chinés; une perruque à la Louis XIV, sans poudre, qui couvrait sa figure ridée; un bonnet carré de velours noir; une canne à bec de corbin : ce qui en faisait un portrait de vendeur d'orviétan, véritable caricature à rassembler les polissons autour de lui.

Ce fut frénésie que ce mouvement qui salua M. de Voltaire à Paris. La mode, en France, voulut que chacun accourût voir le patriarche de l'incrédulité à l'hôtel du marquis de Villette; la plus haute gentilhommerie s'en faisait une gloire, et les cordons bleus s'y pressaient. Tout le monde n'était pas admis à cet immense honneur dans le salon qui précédait la chambre à coucher, vaste et magnifique pièce, une centaine de fauteuils en indienne et chinoiserie étaient rangés ; les marquis de Villette et de Villevieille, les deux intimes, s'y trouvaient debout,

et madame Denis au coin du feu. On se faisait annoncer, et, avec un nom un peu retentissant, on était admis au cercle. Désiriez-vous ardemment parler à M. de Voltaire, le voir, le saluer? le valetde-chambre entrait chez lui après beaucoup d'insistance, et c'était le plus insigne honneur lorsque le monarque du lieu daignait vous admettre à quelques minutes d'audience.

Ces ovations encore ne parurent point assez éclatantes à l'universalité divine de Voltaire, resserrée dans l'étroite enceinte de l'hôtel de Villette ; il fallait ; à la philosophie un triomphe complet et public; les flatteurs de la décrépitude et de la vieillesse avaient inspiré l'idée au patriarche que jamais son génie n'avait été plus puissant, plus digne de produire : à la Comédie-Française, des acclamations devaient le saluer dans une œuvre nouvelle. Depuis longtemps M. de Voltaire annonçait une tragédie d'Irène, dont il lisait quelques fragments en comité : une conception mesquine, des vues d'une faiblesse extrême, des idées vides, tels étaient les éléments de la nouvelle tragédie, et néanmoins on la mit à l'étude avec un redoublement d'ardeur; les comédiens vinrent la réciter chaque jour dans les salons du marquis de Villette. Voltaire présida lui-même aux

répétitions on lui prédit des couronnes triomphales; en attendant ce grand jour, les quelques fois si rares qu'il sortait de l'hôtel, la foule se pressait sur ses pas, et si son costume bizarre rassemblait autour de lui cette troupe d'enfants qui suit les masques' au carnaval, bientôt le nom de Voltaire, resplendissant dans toute sa renommée, appelait les enthousiasmes de la multitude.

Le philosophe voulait demander une audience à Versailles (ce qui eût singulièrement flatté sa vanité). Louis XVI la refusa, malgré les insistances de la reine et du comte d'Artois ; il y avait dans le cœur du monarque un sentiment intime de religieuse piété, et ce génie qui attaquait le christianisme (la religion nationale), le mauvais Français qui avait raillé Jeanne d'Arc, lui paraissait porter dans son incontestable talent quelque chose de dangereux et

1 28 mars 1778. -«M. de Voltaire s'est habillé jeudi pour la première fois depuis son séjour ici, et a fait toilette entière. Il avait un habit rouge doublé d'hermine, une grande perruque à la Louis XIV, noire, sans poudre, et dans laquelle sa figure amaigrie était tellement enterrée qu'on ne découvrait que ses deux yeux, brillants comme des escarboucles, sa tête était surmontée d'un bonnet quarré rouge en forme de couronne, qui ne semblait que posé. Il avait à la main une petite canne à bec de corbin, et le public de Paris qui n'est point accoutumé à le voir dans cet accoutrement a beaucoup ri,»

d'infernal qu'il fallait laisser à sa popularité de théâtre et de philosophie. Il n'en fut pas ainsi de M. le duc de Chartres: Voltaire, admis gracieusement au Palais-Royal, visita les deux enfants au berceau, que de mystérieuses destinées attendaient. Là, toujours servile et ridicule, il se jeta aux genoux de la duchesse de Chartres, et ne voulut jamais lui parler que dans cette humble posture, lui rappelant comme un souvenir de vieux courtisan qu'un de ses nobles enfants au berceau était l'image vivante de M. le régent de France.

Cependant le grand jour de triomphe pour la philosophie approchait; les répétitions d'Irène étaient à leur fin, et la Comédie-Française en corps vint prier M. de Voltaire d'assister à la première représentation de l'admirable ouvrage. Jamais tant d'éclat dans une salle comble: des milliers de bougies se reflétaient dans les lustres et girandoles; des femmes gracieuses, de la poudre et des diamants aux cheveux, à demi dérobées sous des éventails éblouissants de pierreries, s'agitaient de curiosité et de plaisir; dans les intervalles de ce ravissant parterre, des cordons bleus brillaient sur les riches vêtements des seigneurs de la cour. M. de Voltaire se plaça dans une loge presque royale: derrière lui ses

deux inséparables, les marquis de Villette et de Villevieille, et avec eux, Belle et Bonne, le marquis d'Argental, tous glorieux de cette amitié souveraine. Irène fut done représentée avec tout le talent des acteurs : œuvre si médiocre, que si l'enthousiasme du maître n'avait point aveuglé les spectateurs, les sifflets se seraient fait entendre; mais qui aurait osé siffler le dieu visible de la philosophie? La pièce achevée, le buste de M. de Voltaire fut apporté sur la scène ; les comédiens vinrent tour à tour poser sur son front une couronne d'immortelles. On vit danseuses en paniers, musulmans papillotés comme Orosmane; processionner autour du buste enlacé de guirlandes, et Voltaire', dans son extrême sensibilité, versait des larmes, jusqu'à ce que le prince de Beauveau vînt lui-même poser sur le front du philosophe la couronne qui jusqu'alors n'avait orné que son buste.

L'ivresse de ces chants de triomphe, qui faisait dire à Voltaire « qu'on voulait l'étouffer sous des roses», fut néanmoins troublée par les examens sérieux de la critique, les lazzi et les épigrammes;

1 Il existe une fort belle gravure de cette scène de Voltaire à la Comédie-Française.

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