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il ne paraît pas trop hasardeux de croire trouver la comédie de Giliberto, il nous semble que les deux imitateurs ou traducteurs français doivent nous donner une idée suffisante pour faire juger de ce que Molière a pu y prendre, et qu'ils ne nous laissent d'incertitude que sur les emprunts de détail, qui ne seraient pas, il est vrai, tout à fait indifférents.

La pièce de Dorimond, comédien de la troupe de Mademoiselle, fut imprimée pour la première fois à Lyon, chez Antoine Offray, en 1659, sous ce titre : Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, tragi-comédie. La Permission est du 11 janvier 1659. Cette tragi-comédie avait été représentée à Lyon par la troupe de Mademoiselle en 1658, sans doute pendant le séjour que le Roi, la Reine mère et Mademoiselle firent dans cette ville, où ils entrèrent le 24 novembre pour y attendre la princesse Marguerite de Savoie, dont le mariage avec Louis XIV était projeté1. Dans le temps où sa troupe venait de s'établir à Paris, dans la rue des Quatre-Vents, Dorimond y fit jouer sa pièce, en 1661. Elle fut réimprimée à Paris, et publiée chez J.-B. Loyson, en 1665, avec le sous-titre de l'Athée foudroyé, substitué à celui du Fils criminel'.

Rap. sa. (rappresentatione sacra). Ne serait-il point permis, dirat-on, de conclure de ce fait que l'auteur de ce drame religieux aurait aussi fait de son Convié de pierre une pièce édifiante, telle à peu près que cet Ateista fulminato joué, suivant Shadwell, dans les églises d'Italie? Alors il faudrait renoncer à la reconnaitre dans les deux tragi-comédies françaises. Mais il nous parait plus difficile d'admettre l'existence d'un autre Convitato di pietra dont il ne resterait plus trace dans aucune bibliographie, que celle de pièces de genres différents, les unes sacrées, les autres profanes, écrites par Giliberto.

1. Voyez les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, tome III, p. 299 de l'édition de M. Chéruel.

2. Des libraires d'Amsterdam, n'ayant pu se procurer le Dom Juan de Molière, affectèrent de le confondre avec la pièce de Dorimond, que leurs éditions collectives des œuvres de notre auteur, datées, l'une de 1675, l'autre de 1684, donnent, avec les dates particulières, la première de 1674, la seconde de 1683, et sous ce titre : « Le Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie par J. B. P. Molière, suivant la copie imprimée à Paris. » La Bibliothèque nationale a un exemplaire détaché de la pièce de

Bientôt après la pièce de Dorimond, parut celle du sieur de Villiers, comédien de l'Hôtel de Bourgogne. Elle fut représentée sur le théâtre de cet hôtel, en 1659, et publiée à Paris, chez Sercy, en 1660; à Amsterdam, la même année, sous ce titre : « Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, tragi-comédie. Traduite de l'italien en françois, par le sieur de Villiers. » Dans l'épître qui la précède, et dont nous avons déjà cité un fragment1, Villiers dit : « Les François à la campagne (il veut parler de la pièce de Dorimond, jouée à Lyon), et les Italiens à Paris, qui en ont fait tant de bruit, n'en ont jamais fait voir qu'un imparfait original, que notre copie surpasse infiniment. >> Comme il s'exprime d'ailleurs modestement sur le mérite de son ouvrage, il est clair qu'il ne se flatte que d'une fidélité de traduction plus parfaite que celle de Dorimond et des Italiens du Petit-Bourbon. Il aurait pu ne pas nommer ceux-ci, qui n'avaient à peu près rien à voir dans l'affaire; car ce qui nous est resté de leur scenario ne donne pas l'idée qu'ils l'aient tiré de la pièce traduite par Villiers. Dorimond, au contraire, avait réellement travaillé sur le même original. Qu'il l'ait rendu avec moins d'exactitude, nous n'en pouvons juger, n'ayant pu retrouver le commun modèle; mais il faut croire qu'aucun des deux imitateurs ne s'en était beaucoup écarté, tant ils se suivent de près, scène pour scène. Mêmes acteurs, avec des noms semblables, à l'exception de celui du valet, qui est Briguelle chez Dorimond, Philipin chez Villiers, et de ceux de quelques personnages très-secondaires, comme les deux bergères. Nous avons des deux parts Alvaros, père de Dom Juan ou Jouan, Dom Pierre, gouverneur de Séville (le commandeur assassiné), Amarille, sa fille, le pèlerin, le prévôt et les deux archers. L'action se développe absolument la même et dans le même ordre, presque sans différence jusque dans les

détails.

Grande, on le voit, est la ressemblance; et quand on trouve un bon nombre de vers presque semblables, avec les mêmes

Dorimond, qui paraît aussi d'impression étrangère; il est intitulé « Le Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie par I. B. P. de Molière. Sur l'imprimé à Paris. 1679. »

1. Voyez ci-dessus, p. 6, et note 1 de la même page.

MOLIÈRE, V

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rimes, on se demande si Dorimond n'aurait pu accuser Villiers de plus d'un plagiat. Croire cependant que celui-ci n'ait véritablement traduit que le français du comédien de Mademoiselle, ne paraît pas possible. Un tel pillage eût fait scandale; et l'assertion de Villiers qu'il s'était attaché de plus près au modèle italien, eût mis le comble à l'effronterie, et eût été trop facilement démentie, ce modèle sans doute étant alors fort connu. Nous ne devons donc pas douter que les deux pièces, si bien d'accord dans le fond et pour les détails essentiels, ne puissent être acceptées comme des reflets presque suffisants de l'original italien, lequel, nous l'avons dit, semble bien être l'introuvable pièce de Giliberto. Voyons rapidement ce qui pour nous s'y trouvera de quelque intérêt.

Ce que le premier acte a de plus digne d'être remarqué, c'est qu'il nous montre en Dom Juan un fils criminel, d'où le sous-titre commun aux deux pièces, et peut-être, malgré le silence des bibliographies sur ce point, emprunté à l'ouvrage italien. Les reproches que Dom Alvaros adresse à son fils sont accueillis par celui-ci avec une si odieuse brutalité, que le malheureux père, comme les spectateurs l'apprendront plus tard, en recevra le coup de la mort. Quelques passages de la pièce de Dorimond feraient même supposer que Dom Juan a pu attenter plus directement aux jours d'Alvaros. De toute façon, le caractère de parricide est imprimé à Dom Juan dans les deux tragi-comédies. Serait-ce pour mieux justifier le tonnerre du dénouement, qui, sur le théâtre d'un pays aux mœurs faciles, aurait pu paraître faire trop de bruit pour quelques femmes mises à mal? Dès ce maladroit début, le spectateur est trop rempli de dégoût et d'indignation pour que les autres déportements du libertin fassent désormais un grand effet. L'auteur italien avait sans doute lui-même commis cette faute. Molière, qui s'est contenté, avec Tirso de Molina, de mettre d'éloquents reproches dans la bouche du père, et de les faire écouter par un fils froidement impertinent, n'a eu garde de changer, de détruire le vrai sujet de la pièce, dont il était déjà difficile, dont il fût devenu impossible de faire une comédie.

Dans l'acte second, Dom Pierre est assassiné coram populo par le séducteur de sa fille. Ce meurtre ensanglante pareille

ment la scène dans le drame de Tirso, mais non dans notre Dom Juan, où, pour ne pas trop contrarier l'effet général, qui ne doit pas être tragique, il en est parlé comme d'une histoire vieille de six mois. Après la terrible scène, qui ne dispose pas le spectateur aux impressions plaisantes, la comédie, dans nos deux traducteurs, prend bientôt son tour. Le valet, Briguelle ou Philipin, surpris par Dom Juan, qu'il n'a pas d'abord reconnu, montre une amusante frayeur. Son maître, qui s'est fait reconnaître, le force à changer d'habit avec lui. Pris alors pour Dom Juan, le valet fait peur au prévôt et aux archers, qu'il met en fuite. Molière n'a pas oublié l'échange d'habits; mais, quel que soit l'auteur qui lui ait fourni l'idée du plaisant épisode, il l'a modifié: Sganarelle, qui n'a pas goûté l'invention de son maître, l'a persuadé de se déguiser sous un habit de campagne, et s'est revêtu lui-même d'une robe que Molière désormais ne se fera pas faute d'exposer aux railleries, d'une robe de médecin. Plus comique que le Catalinon de Tirso, le valet des traducteurs de la pièce italienne a une ressemblance un peu moins éloignée avec Sganarelle par sa bouffonnerie, sa poltronnerie et sa gourmandise, faiblement indiquées dans le Burlador. Il a, comme Sganarelle, un reste de scrupules et d'honnêtes sentiments, et, quand sa frayeur n'est pas trop grande, il se hasarde à dire des vérités au méchant maître qu'il sert à contre-cœur.

Au troisième acte de Dorimond et de Villiers, Dom Juan, dans une forêt sombre, rencontre un pèlerin à qui il offre sa bourse pour le décider à lui prêter ses habits: scène épisodique à noter, parce qu'elle nous paraît avoir suggéré à Molière l'idée de la belle scène du Pauvre, bien plus originale toutefois et d'un effet tout différent; mais, outre la circonstance pareille de la rencontre dans la forêt, il y a quelques traits de ressemblance dans les physionomies honnêtes du pèlerin et du pauvre.

Dom Philippe, amant de la fille du Commandeur, s'est chargé de la venger et cherche Dom Juan, qui, déguisé sous les habits du pèlerin, est rencontré par lui, et, jouant un rôle de dévote hypocrisie, l'amène à quitter ses armes pour prier plus humblement les Dieux, et le tue. Voilà qui avertit Molière qu'il peut songer à faire reparaître Tartuffe sous une nouvelle

forme, à la condition de marquer, beaucoup plus fortement, en même temps avec une vérité plus fine que ne l'ont fait ses devanciers, le trait de scélératesse indiqué par eux.

Après le naufrage (acte IV), le Dom Juan des tragi-comédies tient à son valet, qui s'en étonne, des discours édifiants; il n'est pas très-clair, cette fois, que ces discours soient, comme tout à l'heure, hypocrites; le repentir de Dom Juan, sous l'impression récente du danger, peut sembler sincère; il ne dure qu'un moment, et la vue de deux bergères en a vite raison. Mais, s'il a été vrai une seule minute (il ne l'est jamais dans Molière), c'est assez pour que le caractère, tel qu'il doit être chez cet impénitent, soit mal soutenu.

Pour l'instruction d'une des deux bergères séduites, le valet, dans l'une comme dans l'autre traduction, déroule la fameuse liste sans fin, que depuis nous avons vue dans presque toutes les pièces sur le même sujet, mais dont Molière n'a pas fait usage, se souciant peu sans doute de faire rire par une plaisanterie outrée et qui n'était plus neuve. Il a seulement conservé l'avertissement donné par le valet, qui, en trahissant son maître, veut faire acte de charité.

La fin des deux pièces dans les quatrième et cinquième actes se distingue du drame de Tirso moins que le reste; nous retrouvons l'invitation faite à la statue, la table du souper préparée pour le Commandeur dans son tombeau, avec le service noir, les scorpions et les vipères. Remarquons cependant qu'ici c'est le valet qui, sur l'ordre de Dom Juan, convie le Commandeur à souper, et que l'homme de pierre répond par un signe de tête, tandis que, chez Tirso, Don Juan fait son invitation lui-même, et qu'aucun prodige ne l'avertit, en ce moment, qu'elle est acceptée : ce n'est donc pas à la pièce espagnole que Molière a emprunté cette scène.

Les continuateurs d'Allacci (1755) disent que la pièce de Giliberto est en prose. Il n'y a pas à en conclure que les tragicomédies en vers de Dorimond et de Villiers doivent être les traductions d'un autre ouvrage. La prose, dans une tragicomédie française, aurait pu choquer comme une dérogation à l'usage. Les devanciers français de Molière, et, après lui, Rosimond, ont cru devoir se conformer à la règle. Elle ne les a pas beaucoup aidés à produire des chefs-d'œuvre. Les vers de

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