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les crimes que nous avons commis, nous devons toujours avoir de la confiance à la miséricorde de Dieu, et par conséquent ne désespérer jamais de notre salut, il soutient qu'il n'entrera jamais dans le paradis, parce qu'il a supposé des sacriléges et des abominations dans son Festin de Pierre.

Vous pouvez voir par ce raisonnement si sa critique, comme il dit 1, étoit nécessaire pour le salut public, et si la moralité et le bon sens sont tous entiers dans son discours, puisqu'il nous donne lieu de conclure qu'il vaut mieux être méchant en effet qu'en apparence et qu'on a plutôt le pardon d'une impiété réelle que d'une feinte.

Cher écrivain, de peur qu'en travaillant à vous attirer cette réputation d'homme de bien, vous ne perdiez celle que vous avez d'être fort habile homme et plein d'esprit, je vous conseille, en ami, de changer de sentiment. Puisque Dieu lit dans le fond de l'âme, vous devez savoir qu'il ne se fie jamais aux apparences, et que, par conséquent, il faut être coupable en effet pour le paroître devant lui. Ou bien, si vous avez tant d'aversion à vous dédire de ce que vous avez soutenu, ne faites point de scrupule de nous avouer que votre livre n'est point votre ouvrage et que c'est l'envie et la haine qui l'ont composé.

Nous savons bien que M. de Molière a trop d'esprit pour n'avoir pas des envieux. Nos intérêts nous sont toujours plus chers que ceux d'autrui; et je suis si fort persuadé qu'il est fort peu de gens, dans le siècle où nous sommes, qui n'aidassent au débris de leurs plus proches voisins, s'il leur devenoit utile ou profitable, que les coups les plus injustes et les plus inhumains ne me surprennent plus. Puisque vous appréhendez que les productions de votre génie, tout sublime qu'il est, ne perdissent beaucoup de leur prix par l'éclat de celles de M. de Molière, si vous les abandonniez à la rigueur d'un jugement public, n'est-il pas juste que vous ayez quelque ressentiment du tort qu'elles vous font; et quoique ces vers ne soient remplis que de pensées aussi honnêtes qu'elles sont fines et nouvelles, doit-on s'étonner si vous avez tâché de montrer à notre illustre monarque que ses ouvrages causoient un scandale public dans tout son royaume, puisque vous savez qu'il est si sensible du côté de la piété et de la religion? Il est vrai que votre passion vous aveugloit beaucoup; car, puisque ce grand Prince, si chrétien et si religieux, ne s'éclaire que par lui-même, vous deviez considérer que les matières les plus embrouillées étoient

1. Ces mots ont été étrangement défigurés dans l'exemplaire de la bibliothèque Didot, où on lit : « sa critique-comédie ».

2. A la ruine voyez tome I, p. 205, note 1.

fort intelligibles pour lui, et que, par conséquent, vos accusations ne serviroient que pour convaincre1 d'une malice d'autant plus noire, que le voile que vous lui donniez étoit trompeur et criminel.

Mais aussi, s'il m'est permis de reprendre mes maîtres, je vous ferai remarquer que vous laissâtes glisser dans votre critique quelques mots qui montroient clairement l'effet de votre passion2; car me soutiendrez-vous que c'est par charité que vous l'accusez de piller ses meilleures pensées, de n'avoir point l'esprit inventif, et de faire des postures et des contorsions qui sentent plutôt le possédé que l'agréable bouffon? Il me semble que vous pouviez souffrir de semblables défauts sans appréhender que votre conscience en fût chargée; ou bien Dieu vous a fait des commandements qui ne sont pas comme les nôtres. Il falloit, pour vous couvrir plus adroitement, exagérer, s'il se pouvoit, par un beau discours, la délicatesse et la grandeur de son esprit, le faire passer pour l'acteur le plus achevé qui eût jamais paru; et comme cet éloge nous auroit persuadé que vous preniez plaisir de découvrir à tout le monde ses perfections et ses qualités, nous aurions eu plus de disposition à vous croire lorsque vous auriez dit qu'il étoit impie et libertin, et que ce n'étoit que par contrainte et pour décharger votre conscience que vous le repreniez de ses défauts.

Je vous aurois même conseillé de le blâmer fort d'avoir fait crier: « Mes gages! mes gages! » à ce valet. On auroit inféré de là que vous aviez l'âme si tendre, que vous n'aviez pu souffrir sans compassion que son maître, qu'on traînoit je ne sais où, fùt chargé, outre tant d'abominations, d'une dette qui pouvoit elle seule le priver de la présence béatifique jusques à ce que ses héritiers l'en eussent délivré. Ce sentiment étoit d'un homme de bien. Vous en auriez été tout à fait loué; et, pour édifier encore mieux vos lecteurs, vous pouviez faire une invective contre ce valet, en lui montrant quelle étoit son inhumanité de regretter plutôt son argent que son maître.

Vous auriez bien eu meilleure grâce de blâmer un sentiment criminel et des lâches transports que vos oreilles avoient entendus3, que l'impiété de ce fils que vous connoissiez pour imaginaire et pour chimérique.

1. Faut-il, devant convaincre, ajouter vous ?

2. L'exemplaire de la bibliothèque Didot a cette leçon toute différente : quelques mots qui tenoient plutôt de l'animosité que de la véritable dévotion ».

3. Dans les deux éditions, entendu, sans accord.

4. L'auteur de cette Réponse n'a pas mis beaucoup de netteté dans ce passage et dans maint autre. Il a voulu dire que l'Observateur eût mieux fait de

Voilà l'endroit de la pièce où vous pouviez vous étendre le plus; car vous m'avouerez, quelque scrupuleux que vous soyez, que vous ne trouvez rien à reprendre dans la réception qu'on fait à M. Dimanche il n'est pas plus tôt entré dans la maison, qu'on lui donne le plus beau fauteuil de la salle; et quand il est près de s'en aller, jamais homme ne fut prié de meilleure grâce à souper dans le logis. Je me souviens pourtant encore d'un nouveau sujet que ce valet vous donne de vous plaindre de lui : n'est-il pas vrai que vous souffrez furieusement de le voir à table, tête à tête avec son maître, manger si brutalement à la vue de tant de beau monde ? En cela je suis pour vous; je ne me mets jamais si fort dans les intérêts de mes amis, que je ne me laisse plutôt guider par la justice que par la passion de les servir. Comme je vois qu'on ne sauroit tâcher de mettre à couvert M. de Molière d'un reproche si bien fondé, qu'on ne se déclare l'ennemi de la raison et le protecteur d'un coupable, j'abandonne sans regret son parti, puisqu'il n'est plus bon, et confesse avec vous que ce valet est un malpropre et qu'il ne mange point comme il faut.

Mais, puisque vous me voyez si sincère, à mon exemple ne voulez-vous point le devenir? Soutiendrez-vous toujours que M. de Molière est impie, parce que ses ouvrages sont galants et qu'il a su trouver le moyen de plaire?

« On se seroit bien passé, dites-vous, des postures qu'il fait dans la représentation de son École des femmes. » Mais puisque vous savez qu'il a toujours mieux réussi dans le comique que dans le sérieux, devez-vous le blâmer de s'être fait un personnage qu'il a cru le plus propre pour lui? Ne nous dites point qu'il tâche d'expliquer par ses grimaces ce que son Agnès n'oseroit avoir dit par sa bouche nous sommes dans un siècle où les hommes se portent assez d'eux-mêmes au mal, sans avoir besoin qu'on leur explique nettement ce qui peut en avoir quelque apparence.

:

M. de Molière, qui connoît le foible des gens, a prévu fort favorablement qu'on tourneroit toutes ces équivoques du mauvais sens; et pour prévenir une censure aussi injuste que nui

reprendre sévèrement les « jeunes étourdis » dont il croyait avoir entendu les propos criminels et les lâches applaudissements à « l'endroit du Fauteuil a ", que de blâmer l'impiété d'un personnage de comédie, impiété non pas réelle comme celle de ces approbateurs, mais supposée et feinte, ainsi qu'il l'a déjà dit plus haut par deux fois.

1. Fort heureusement, fort à propos. Voyez, dans le Dictionnaire de M. Littré, à l'historique du mot, le dernier exemple de Montaigne, où favorablement précède industrieusement.

a Voyez ci-dessus, p. 230, au 1er renvoi.

sible, il fit voir l'innocence et la pureté de ses sentiments par un discours le mieux poli et le plus coulant du monde. Mais il ne s'est jamais défié qu'on dût faire le même tort à son Festin de Pierre, et il s'est si bien imaginé qu'il étoit assez fort de lui-même pour ne point appréhender ses envieux, qu'il n'a jamais voulu lui donner des nouvelles armes en travaillant pour sa défense; et comme j'ai connu par là qu'il n'avoit pas besoin d'un grand secours, j'ai cru que ma plume, toute ignorante et toute stérile qu'elle est, pouvoit suffire pour montrer l'injustice de ses ennemis.

Lorsqu'on veut montrer la bonté d'une cause, qui fournit elle seule toutes les raisons qu'il faut pour la soutenir, il me semble qu'il est plus à propos d'en laisser le soin au plus jeune avocat du barreau, qu'au plus célèbre et au plus éloquent; et par la même raison qu'on croit plutôt un paysan qu'un homme de cour, les ignorants persuadent beaucoup mieux que les plus habiles orateurs. Il est si fort ordinaire à ces Messieurs les beaux esprits de prendre le méchant parti, pour exercer la facilité qu'ils ont de prouver ce qui paroît le plus faux, qu'ils ont cru que cette réputation feroit un tort considérable à l'ouvrage de M. de Molière, s'ils écrivoient pour en montrer l'innocence et l'honnêteté; et d'ailleurs, comme ils ont vu qu'il n'y avoit point de gloire à remporter, quelque fort que fût le raisonnement qu'ils produiroient, ils en ont laissé le soin aux plumes moins intéressées que les leurs.

J'ai donc cru que cela me regardoit; et comme je n'avois encore rien mis au jour, je me suis imaginé que c'étoit commencer bien glorieusement que de soutenir une cause où le bon droit étoit tout entier. Dans toute autre matière que celle dont j'ai traité, j'aurois eu lieu d'appréhender que, comme le sentiment des ignorants est toujours différent de celui des gens d'esprit, on eût cru que M. de Molière n'avoit point eu l'approbation de ceux-ci, puisque je lui donnois la mienne; mais le Festin de Pierre a si peu de conformité avec toutes les autres comédies, que les raisons qu'on peut apporter pour montrer que la pièce n'est point

1. Quel peut être ce discours? celui d'Uranie dans la Critique de l'École des femmes, scène II (tome III, p. 324): « L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces, » etc.? La difficulté est que la Critique, dont l'idée ne vint à Molière qu'après les deux ou trois premières représentations de l'École des femmes, répondait plutôt aux censures qu'elle ne les prévenait. Faut-il donc supposer que Molière, paraissant sur la scène en orateur, avait fait précéder la pièce d'un compliment-prologue, dont il ne serait resté aucun souvenir? Il est bien plus vraisemblable que l'auteur de la lettre s'est, comme en divers autres passages, mal exprimé.

2. Lui (et non leur, comme on a imprimé récemment), c'est-à-dire à sa pièce, qui est assez forte pour se défendre.

honnête sont aussi bien imaginaires et chimériques que l'impiété de son athée foudroyé. Jugez par là, Monsieur de Molière, s'il ne m'a pas été bien aisé de prouver que vous n'êtes rien moins que ce que cet inconnu a voulu que vous fussiez. Mais, comme il ne démordra jamais de la mauvaise opinion qu'il veut donner de vous à ceux qui ne vous connoissent point, il y a lieu d'appréhender encore quelque chose de bien fâcheux. Il ne se sera pas plus tôt aperçu que les gens bien sensés ne sont point de son sentiment lorsqu'il prétend que vous soyez impie, qu'il va vous prendre par un endroit où je vous trouve bien foible: il vous fera passer pour le plus grand goinfre et le plus malpropre de tous les hommes. Il vous reconnut fort bien à table sous cet habit de valet, et, par conséquent, il aura autant de témoins de votre avidité pour les ragoûts que vous eûtes d'admirateurs de ce chef-d'œuvre. Il faut pourtant s'en consoler on a toujours mauvaise grâce de s'opposer au devoir d'un chrétien.

Il vous laisseroit sans doute en repos, si ce n'est qu'il a lu qu'il falloit publier les défauts des gens pour les en corriger. Je trouve cette maxime bien conçue et fort spirituelle; et de plus, le succès m'en paroît infaillible: quand on compose un livre qui diffame quelqu'un, tant de différentes personnes sont curieuses de le voir, qu'il est bien malaisé que, parmi ce grand nombre de lecteurs, il ne se rencontre quelque homme de bien qui ait du pouvoir sur l'esprit du décrié, et c'est par là que l'on le tire peu à peu de son aveuglement. Il a cru vous devoir la même charité; mais si, par hasard, il arrive que ceux qui liront ce qu'il a fait contre vous connoissent qu'il s'est mépris et qu'ils ne viennent point vous faire de leçons, ne laissez pas de lui savoir bon gré de son zèle; et puisqu'il vous en coûte si peu, servez-lui sans murmurer de moyen pour gagner le paradis: ce sera là où nous ferons tous notre paix.

LETTRE SUR LES OBSERVATIONS D'UNE COMÉDIE DU SIEUR MOLIÈRE INTItulée le festin de pieRRE ^.

Puisque vous souhaitez qu'en vous envoyant les Observations sur le Festin de Pierre, je vous écrive ce que j'en pense, je vous dirai mon sentiment en peu de paroles, pour ne pas imiter l'auteur de ces Remarques, qui les a remplies de beaucoup de choses dont

1. Voyez ci-dessus, p. 232, note 3.

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