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Ce refrain est bien connu; il a été adapté à nombre de couplets, dont il faut constater que la coupe est exactement celle du couplet mis en si bon jour par Molière, et qui tous se chantent sur un même vieil air1; il semble même être de tradition de désigner ce chant, dans les répertoires, indifféremment par l'un des deux timbres : La bonne aventure, ô gué, ou Si le Roi m'avait donné. Le refrain et toute la mélodie populaire de La bonne aventure remontent-ils au temps du duc Antoine? M. Paul de Musset l'affirme, et il ajoute : << La chanson citée par Alceste.... dérive évidemment de celle de Ronsard; mais le refrain: J'aime mieux ma mie, au gué! est un de ces nonsens complets dont la poésie populaire ne s'étonne point. » M. de Pétigny avait été plus hardi dans ses conjectures: « Le couplet immortalisé par Molière, dit-il,... ne peut avoir été composé que par Antoine lui-même. » D'où M. Ampère, qui a signalé en 18535 et semble avoir adopté l'opinion du savant historien, concluait forcément que le roi Henri dont il y est parlé « n'est point Henri IV, mais Henri II. » Une attribution si précise ne nous semble pas trop justifiée. On peut, en rapprochant les deux refrains, reconnaître, comme M. de Musset, une dérivation, une imitation plus ou moins lointaine. Ainsi la chanson récitée par Alceste a gardé de l'autre, à la place où l'accent musical les avait fortement relevés, les deux mots au gué, et la manière dont ils sont écrits dans l'édition originale du Misanthrope ne dément pas la présomption d'un emprunt fait au refrain antérieur, d'une vague réminiscence ou allusion; ils ne paraissent pourtant point avoir eu d'application possible au Gué

1. Voici un de ces couplets, qui n'est peut-être pas fort ancien, mais qui est certainement donné sous les notes de l'ancien air, dans la Clef des chansonniers que Ballard publia en 1717 (voyez tome li, p. 240):

L'Air La bonne aventure, ô gué, etc.

Belle, regardez ma main,

Je vous en conjure :
Dois-je soupirer en vain?
Dites-moi pour le certain
La bonne aventure ô gué,
La bonne aventure.

}

bis.

Le vers:

2. Voyez, à la page 38 de la 4° édition, la Clef du Caveau, publiée par M. P. Capelle, l'ami de Désaugiers. L'air noté dans ce recueil sous le n° 302, tout à fait comme il l'est sous le n° 5 de la Musique des chansons de Béranger, est, avec quelques variantes, le même que celui qui a été noté, dans la Clef des chansonniers de 1717, pour le couplet cité ci-dessus, à la note 1. Si le Roi m'avoit donné.... se lit comme timbre, équivalant sans doute à celui de La bonne aventure, au-dessus de couplets que Molé, probablement en 1773, composa et chanta en l'honneur de Mlle Dangeville voyez les Mémoires de Molé, p. 21. — Un comédien de nos jours, doué d'une belle voix, a eu la fantaisie, au lieu de dire la chanson, dans cette scène du Misanthrope, de la chanter. Mais qu'Alceste chante ici, rien de moins vraisemblable. 3. Voyez à la page 2, note 2, des Instructions sur les Poésies populaires de la France, qu'on sait avoir été rédigées par lui, et qui ont été publiées en 1853 au nom du Comité de la langue, de l'histoire et des arts de la France.

du-Loir; ils ont pris le sens d'une énergique ou joyeuse affirmation, ou se sont tout à fait et bien naturellement confondus avec gai, oh! gai1. Ce qui surtout dans la chanson du Misanthrope rappelle celle dont le refrain seul a fait fortune, c'est le nombre, la mesure et le rhythme des vers, en un mot la facture, autant que nous permet d'en juger l'air qui a été choisi, peut-être très-anciennement, pour la chanter, et qu'on peut supposer avec vraisemblance avoir d'abord déterminé la forme de tout le couplet primitif, ou s'être réglé sur celle-ci. Mais que les deux chansons soient nécessairement nées dans le même temps et le même milieu, enfin que la chanson du Misanthrope, que ces paroles toutes populaires n'aient pu être trouvées et mesurées sur l'air ancien par d'autres que les chansonniers du manoir de la Bonne-Aventure, cela ne paraît pas du tout prouvé par la petite légende vendômoise.

NOTE DU VERS 730 (p. 488).

Molière, dans ce couplet, a su s'approprier, de la façon la plus heureuse, un passage célèbre du poëme de la Nature de Lucrèce. Voici d'abord le texte du poëte latin (les vers 1142-1163a du livre IV), puis la traduction en prose, tels que Molière les avait sous les yeux, dans la seconde édition que l'abbé de Marolles avait donnée de l'un et de l'autre en 1659. Molière avait sans doute beaucoup moins consulté l'interprète que celui-ci ne s'en flattait (voyez ci-après, p. 560, note 4); mais cette traduction ne laissait pas d'avoir quelque prix, puisqu'elle avait reçu les corrections de Gassendi :

Et tamen implicitus quoque possis inque peditus
Effugere infestum, nisi tute tibi obvius obstes

1. Dans la seule de ses chansons (la Gaudriole) que Béranger ait parodiée sur l'air de La bonne aventure, il a, pour animer le refrain, ramené, à la même place, cette sorte d'exclamation; il l'écrit ó gué, et non oh! gai, par tradition sans doute, et aussi pour mieux rimer avec un autre é. Oh! gué n'a plus qu'une valeur musicale, pour ainsi dire, la valeur d'un son doux, dans certains refrains comme celui-ci, que donne la Clef des chansonniers de 1717 (tome II, p. 194), et qui est une imitation d'un chant de musette :

-

O gué lon la lanlire,
O gué lon la.

Nous ne savons pas le sens des couplets originaux chantés sur le vieil air; mais puisque, par quelque jeu de mots, on peut le croire, il y devait être question de bonne aventure, n'y avait-il pas aussi une allusion aux bohémiens et à ces cris qui prolongent quelquefois leurs refrains? Au gué! rappellerait d'une façon assez approchante un cri qu'on entend fort souvent dans le midi de l'Allemagne : ioug-hé! (juchhe!)

2. Dans l'édition Lemaire, 1145-1166. Les vers 1149 (dans Marolles, 1146) et suivants ont été seuls imités; nous commençons la citation un peu plus haut, pour mieux rappeler l'intention de l'original.

:

Et prætermittas animi vitia omnia primum,
Tum quæ corporis sunt ejus quam præpetis ac vis.
Nam hoc faciunt homines plerumque cupidine cæci,
Et tribuunt ea quæ non sunt his commoda vere.
Multimodis igitur pravas turpisque videmus
Esse in deliciis summoque in honore vigere.

Nigra melichrus est; immunda et fætida, acosmos;
Casia, Palladion; nervosa et lignea, dorcas;
Parvula, pumilio, Chariton mia, tota merum sal;
Magna atque immanis, cataplexis, plenaque honoris ;
Balba loqui non quit: traulizi; muta pudens est;
At flagrans, odiosa, loquacula lampadion fit;
Ischnon eromenion tum fit, quum vivere non quit
Præ macie; rhadine vero est jam mortua tussi;
At gemina et mammosa Ceres est ipsa ab Iaccho ;
Simula Silena ac Satura est; labiosa, philema.
Cætera de genere hoc longum'st, si dicere coner.

« Vous en pourrez sortir néanmoins (des liens de l'amour), quoique vous soyez captif, si vous n'y apportez point vous-même de résistance ou que vous ne vouliez point considérer (ou que vous ne vous refusiez point à considérer) les vices de l'esprit et du corps de la femme que vous aimez et que vous desirez posséder ce que font d'ordinaire tous les hommes qui sont aveuglés d'amour. Ils leur attribuent même des avantages qui n'y sont point du tout. Nous en voyons donc plusieurs de méchantes et de vilaines, qui sont néanmoins dans leurs délices et qu'ils veulent élever au faîte de l'honneur'. La noire, disentils, est une belle brune; la mal-propre et la sale est un peu négligée; la louche ressemble à Pallas; celle qui est nerveuse et sèche est une chevrette; la bassette ou la naine est une petite Charite (une petite Grâce), elle est tout esprit; la grande et la démesurée en hauteur est appelée majestueuse; on dit de la bègue qu'elle ne se peut donner la peine de parler, et de la muette que la pudeur est cause de sa retenue. Celle qui est ardente, importune, babillarde, a l'esprit brillant. Celle qui est si maigre, qu'elle a même de la peine à vivre, est appelée délicates amourettes, et on nomme la tendrelette celle qui est presque morte de la toux. Mais la grosse et la mammelue n'est autre que cette divine Cérès, qui est si chérie de Bacchus. La camuse est de la race des Silenes et des Satyres, c'est-à-dire des Demi-dieux, et n'est pas de plus mauvaise grâce pour être un peu satyrique. La lippue aux grosses lèvres est appelée le doux baiser. Enfin je serois trop long si je voulois dire toutes les autres choses de cette nature. »

L'idée de ces vers, dont plus d'une réminiscence se trouve chez d'autres

1. En marge, on lit : « Il y a ici 3 vers inutiles dans le latin. » Marolles, qui ne les traduit pas, n'a pas été cependant jusqu'à les supprimer dans le

texte.

poëtes latins, est certainement prise d'un dialogue de la République de Platon, et le ton même du couplet d'Éliante tient plus de l'aimable enjouement de Socrate que de la raillerie méprisante de Lucrèce; mais c'est Lucrèce qui est ici directement imité. Il paraît bien prouvé, non pas que Molière eût précisément sur le métier, mais qu'il avait autrefois, au temps de sa jeunesse sans doute et des leçons de son maître Gassendi, entrepris une traduction complète du grand poëme de la Nature. Le 25 avril 1662, plus de quatre ans avant le Misanthrope, Chapelain écrivait à Bernier : « On dit que le comédien Molière, ami de Chapelle, a traduit la meilleure partie de Lucrèce, prose et vers, et que cela est fort bien3. » La date de cette lettre, dit M. Despois, << montre assez que cette traduction avait été faite par Molière en ses années de jeunesse et de loisir. Plus tard, il n'avait pas même le temps indispensable à l'achèvement de ses pièces. » Un autre témoignage, un peu tardif en apparence, mais qu'à cause des circonstances qui s'y trouvent précisées on peut croire avoir été dicté par Boileau lui-même, confirme tout à fait celui de Chapelain, et nous permet, en outre, de supposer que Molière avait fait dans le monde des lectures de certains fragments de sa traduction, comme plus tard il y récita son poëme de la Gloire du dôme du Val-de-Grace"; c'est une remarque de Brossette 6 sur la satire 11 de Boileau: « La même année (1664), l'auteur (Boileau) étant chez M. du Broussin, avec M. le duc de Vitri et Molière, ce dernier y devoit lire une traduction de Lucrèce en vers françois, qu'il avoit faite dans sa jeunesse. En attendant le diner, on pria M. Despréaux de réciter la satire adressée à Molière; mais, après ce récit, Molière ne voulut plus lire sa traduction, craignant qu'elle ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu'il venoit de recevoir. » Et ne serait-ce point déjà de Molière que parlait l'abbé de Marolles, en 1659', lorsque dans la Préface de sa seconde édition (p. 1 et 2), immédiatement avant l'endroit où il reconnaît les obligations qu'il avait à Gassendi pour les « bons avis »> qu'il en avait reçus, et déclare lui

1. Voyez dans Horace les vers 38 et suivants de la satire I du 1er livre; et dans Övide, au livre II de l'Art d'aimer, les vers 657-662.

2. Voyez au livre V, p. 474 d, tome II, p. 100, des OEuvres de Platon dans la bibliothèque Didot; tome IX, p. 307, de la traduction de Victor Cousin.

3. Cité par Sainte-Beuve, en décembre 1857, tome XIV, p. 138, des Causeries du lundi. Sainte-Beuve était possesseur de la correspondance manuscrite de Chapelain, et transcrivait l'autographe même, comme le montre le sic intercalé par lui, après fait, dans cette phrase de Chapelain dont il fait suivre le passage que nous venons de citer: « La version qu'en a fait (sic) l'abbé de Marolles est infâme, et déshonore ce grand poëte.

4. Dans un article (le dernier qu'il a écrit, publié par la Revue politique et littéraire le 16 septembre 1876) sur la belle traduction en vers de Lucrece que venait de faire paraître M. André Lefevre,

5. Voyez tome IV, p. 366.

6. Déjà deux fois rappelée dans la Notice, ci-dessus, p. 357, et p. 392, note 4. 7. C'est bien l'avis de M. P. Lacroix : voyez la Bibliographie molièresque, p. 307, no 1470.

être « redevable de beaucoup de vues et de corrections importantes.... employées dans cette seconde édition,» il écrivait ces lignes : « On m'a dit qu'un bel esprit en fait une traduction en vers, dont j'ai vu deux ou trois stances du commencement du second livre, qui m'ont semblé fort justes et fort agréables. Je m'assure que de ses bons amis, que je connois et que j'estime extrêmement, ne manqueront pas de nous dire cent fois que le reste est égal, ce que j'aurai bien moins de peine à croire que le poëte n'en doit avoir eu à le composer »? On ne conservera guère de doute à cet égard, si on rapproche de la Préface de 1659 celle de 1677, que l'abbé mit en tête de sa troisième édition 2: «< Plusieurs, dit-il là (p. 3 et 4), ont ouï parler de quelques vers après la traduction en prose qui fut faite de Lucrèce (la sienne) dès l'année 1649, dont il y a eu deux éditions (la première dédiée à Christine de Suède le dernier d'octobre 1650, la seconde achevée d'imprimer le 26 février 1659). Ces vers n'ont vu le jour que par la bouche du comédien Molière, qui les avoit faits. C'étoit un fort bel esprit, que le Roi même honoroit de son estime, et dont toute la terre a ouï parler. Il les avoit composés, non pas de suite, mais selon les divers sujets tirés des livres de ce poëte, lesquels lui avoient plu davantage, et (Marolles songeait aux stances, plus haut mentionnées, du second livre) les avoit faits de diverses mesures3. » Malheureusement, de la traduction de Molière tout sans doute est perdu. Cette prose à laquelle le grand poëte avait, provisoirement au moins, eu recours, pour relier l'un à

1. Le grand public même connaissait l'Étourdi et le Dépit amoureux depuis novembre 1658, mais il ne connaissait pas encore les Précieuses (qui sont de novembre 1659) au moment où parut cette préface, à la fin de février.

2. Dans cette troisième édition, qui fut imprimée in-quarto (les deux autres l'avaient été in-douze), la traduction est en vers, sans y avoir, on peut le dire, ni gagné ni perdu. Les passages de la Préface qui se rapportent à Molière ont été relevés par Raynouard dans le Journal des savants de janvier 1824, P. 43.

3. L'abbé de Marolles se vante ensuite que Molière s'était, de son propre aveu, beaucoup aidé de la version en prose qu'il avait fait paraître dès 1650: « Je ne sais, dit-il, s'il se fut voulu donner la peine de travailler sur les points de doctrine et sur les raisonnements philosophiques de cet auteur, qui sont si difficiles; mais il n'y a pas grande apparence de le croire, parce que, en cela même, il lui eût fallu donner une application extraordinaire, où je ne pense pas que son loisir, ou peut-être quelque chose de plus le lui eût pu permettre, quelque secours qu'il en eût pu avoir d'ailleurs, comme lui-même ne l'avoit pas nié à ceux qui voulurent savoir de lui de quelle sorte il en avoit usé pour y réussir aussi bien qu'il faisoit, leur ayant dit plus d'une fois qu'il s'étoit servi de la version en prose dédiée à la Sérénissime Reine Christine de Suède.

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4. On ne sait au juste ce qu'elle est devenue; d'après Grimarest (1705, p. 312), le poëte un jour la jeta au feu; au contraire, d'après une note de Trallage, dont parle M. Paul Lacroix dans le même article 1470 de sa Bibliographie moliéresque, elle se retrouva encore à sa mort et fut par sa veuve vendue à Claude Barbin. Voyez quelques autres détails, tirés probablement aussi de la note de Trallage, dans les Points obscurs de la vie de Molière par M. J. Loiseleur, p. 49 et 50.

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