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Il semble peu contestable, quoi qu'on en ait voulu dire, que cette fois Molière ait moins choisi lui-même son sujet, que cédé aux sollicitations de ses camarades, jaloux de faire concurrence à leurs rivaux. Son génie toutefois sut être libre et se mettre à l'aise. Dom Juan n'est pas le seul exemple d'un excellent ouvrage écrit par complaisance et sur commande.

Il y avait certainement quelque enfantillage dans le plaisir inépuisable qu'on prenait à des pièces faites pour captiver l'attention par la variété des décors et par le merveilleux. Loret fait remarquer combien les spectateurs comptaient pour se divertir sur les changements de théâtre. De son côté, l'auteur du Festin de Pierre joué, avant celui de Molière, à l'Hôtel de Bourgogne, ne dissimule pas, dans l'épître1 imprimée en tête de sa pièce, sur quelle curiosité frivole il fondait l'espoir du succès de son ouvrage : «< Mes compagnons.... l'ont souhaité de moi, dans l'opinion qu'ils ont eue que le nombre des ignorants surpassant de beaucoup celui de ceux qui se connoissent aux ouvrages de théâtre, s'attacheroient plutôt à la figure de Dom Pierre et à celle de son cheval qu'aux vers ni qu'à la conduite. En effet, si je pouvois vous donner ces deux pièces, je croirois vous avoir donné quelque chose. C'est assurément ce qui a paru de plus beau dans notre représentation.» Il parle de même dans son avis Au lecteur : « Mes compagnons, infatués de ce titre du Festin de Pierre ou du Fils criminel, après avoir vu tout Paris courir à la foule pour en voir la représentation qu'en ont faite les comédiens italiens, se sont persuadés que si ce sujet étoit mis en françois, pour l'intelligence de ceux qui n'entendent pas l'italien..., cela nous attireroit un grand nombre de ceux qui ne s'attachent pas à cette régularité si recherchée...; et que, pourvu que la figure de Dom Pierre et celle de son cheval fussent bien faites et bien proportionnées, la pièce seroit dans les règles qu'ils demandent. »

Il ne faut pas oublier cependant que, depuis ce Festin de Pierre de l'Hôtel de Bourgogne, l'éducation de la foule elle

1. Cette épître du sieur de Villiers est adressée à Monsieur de Corneille à ses heures perdues (1660). — Voyez ci-après, p. 17.

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même, grâce à Molière, était en progrès. Aussi avons-nous tout à l'heure entendu Loret parler de personnes curieuses «< << du solide et beau sérieux, » qui s'attendaient à trouver dans la comédie annoncée par le Palais-Royal, le régal délicat d'un style enjoué, original et fin. C'était trop peu dire; et Loret ne se doutait pas de ce que Molière avait fait pour renouveler un sujet dès lors si rebattu, pour en tirer une grande comédie.

Avant de dire ce que fut cette œuvre vraiment originale et frappée au coin du génie de notre auteur, dans un temps où elle risquait de ne plus paraître qu'une monnaie fort usée, il convient de parler des pièces composées avant la sienne sur le même thème étrange.

la

Dans les premières années du dix-septième siècle, probablement avant 16201, fray Gabriel Tellez, célèbre dans l'histoire du théâtre espagnol sous le nom de Tirso de Molina, avait mis sur la scène une ancienne tradition recueillie à Séville : c'était la fin terrible de Don2 Juan Tenorio entraîné en enfer par statue de Don Gonzalo d'Ulloa, commandeur de Calatrava, qu'il avait tué après avoir tenté de déshonorer sa fille. La pièce de Tirso a pour titre : « Le Trompeur de Séville et le Convié de pierre, » El Burlador de Sevilla y Combidado de piedra.

1. Date de la prise d'habit de Gabriel Tellez dans un couven de la Merci, suivant M. Antoine de Latour (p. 101 du tome II des Études sur l'Espagne, — Séville et l'Andalousie, 1855). M. Alphonse Royer (p. 2 de la traduction du Théâtre de Tirso de Molina, 1863) donne la date de 1613.

2. En France, au dix-septième siècle, on changeait le Don espagnol en Dom, forme, plus rapprochée du latin dominus, qui plus tard ne s'est employée et que nous n'employons maintenant que devant les noms des religieux de certains Ordres. Antoine Oudin, dans la partie française-espagnole de son Trésor des deux langues espagnole et françoise (1617, 1621, 1644), a un article Doм, avec traduction en l'espagnol Don. Quel que soit l'inconvénient d'une petite incon-séquence d'orthographe, nous avons dû conserver le Dom aux personnages de la comédie de Molière ou des pièces françaises du même temps, mais revenir au Don, toutes les fois que, dans cette Notice, nous nous trouvons en pays espagnol ou que nous citons les auteurs modernes. Si l'on écrivait le Dom Juan de Mozart ou de Byron, ne serait-ce pas bizarre?

Sans être regardée comme une des meilleures de son auteur, elle a de grandes beautés, frappantes surtout dans les dernières scènes, où la vengeance surnaturelle s'accomplit. Le caractère en est principalement tragique et religieux. L'idée du châtiment divin domine tout; elle se présente de loin dans des avertissements multipliés que le Ciel donne au criminel, tantôt par la bouche de Don Diego, son père, tantôt par celle de Tisbea, la pêcheuse, dont le langage est autrement sérieux que celui de la Charlotte de Molière, quelquefois même par celle du valet Catalinon, qui, lui non plus, n'est guère plaisant dans ses remontrances, et ressemble bien peu à notre Sganarelle. Chez Tirso, Don Juan n'est pas un athée, ce qui l'eût rendu un monstre inconcevable pour l'Espagne, mais un débauché, qui cherche à s'étourdir par la pensée qu'il a devant lui du temps pour se convertir. Aussi, quoique, dans la dernière épreuve, l'intrépidité et l'obstination de son courage soient d'abord celles que, sur presque tous les théâtres, on lui a prêtées, le libertin de Séville demande, au dernier moment, qu'on le laisse appeler un prêtre pour le confesser et l'absoudre.

Ce drame diffère donc essentiellement de la comédie de Molière, par son vrai sens, par la pensée qui l'a inspiré. Tout autres y sont aussi le ton des personnages et le style. En général, ce style a une grande élévation; et, lorsqu'il en descend, il tombe, suivant le goût de l'époque, dans le gongorisme. La pièce est en vers, souvent d'un accent très-lyrique, même dans des scènes où l'on s'y attendrait le moins. Tel est le monologue de Tisbea sur la plage de Tarragone, où Juan sera tout à l'heure poussé par le naufrage. Cette Tisbea, qui a eu besoin de se transformer beaucoup pour parler dans notre comédie un patois des plus naïfs, ne quitte, chez Tirso, le langage de l'ode que pour des discours plus raffinés que ceux des personnages de Marivaux, et même semés de pointes subtiles, de jeux de mots. De même que Tisbea, les pêcheurs et les laboureurs que Tirso met en scène, n'ont que bien peu de la simplicité de leur condition, et ne sont jamais comiques.

Il n'en est pas moins vrai que notre Dom Juan, malgré tout ce qui le distingue si manifestement de la pièce espagnole, est presque tout entier en germe dans celle-ci; car, elle aussi,

n'a-t-elle pas son gentilhomme resté, dans sa dépravation, brave du moins, fier, et fidèle à une sorte d'honneur mondain, comme il convient au fils d'une illustre et antique famille; son valet poltron, complice à regret, et servant, quoiqu'il les déteste, les crimes de Don Juan; son Diego Tenorio, qui chez Molière sera Dom Louis, père à l'austère langage, insolemment raillé par le mauvais fils; ses paysans et paysannes victimes dans leurs chaumières, aussi bien que les seigneurs et les nobles dames dans leurs palais, des fantaisies et des violences du libertin ?

Mais, avant le Dom Juan, tout cela avait passé dans les pièces imitées de celle de Tirso, et ne suffit point pour trancher cette question souvent discutée: Molière a-t-il eu ce premier modèle sous les yeux ? « Il est fort douteux, dit M. Magnin', qu'il ait jamais lu Tirso de Molina.... Que doit-il.... au drame espagnol ? La légende funèbre. » A.-W. Schlegel2, tout en reconnaissant que le Dom Juan « porte la marque de son origine, »> ne paraît pas croire non plus que son auteur ait remonté à la vraie source; sa comédie même « prouve, dit-il, que Molière n'entendait pas trop l'espagnol. » Mais où le prouve-t-elle ? Suivant le critique allemand, dans le contre-sens de ce titre: Le Festin de Pierre, traduisant les mots : El Combidado de piedra; comme si les premiers, quels qu'ils soient, qui, bien avant Molière, ont donné cours à cette traduction3, n'avaient pas dégagé sa responsabilité.

1. Le Dom Juan de Molière au Théatre-Français, dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1847 voyez à la page 564.

2. Cours de littérature dramatique, traduit de l'allemand, Paris et Genève, 1814, 3 vol. in-8° : voyez au tome II, p. 173, et à la note de la même page.

3. La pièce italienne était, avant notre Dom Juan, connue sous le titre de Festin de Pierre. On se souvient du vers 130 de la satire de Boileau :

Ou comme la statue est au Festin de Pierre.

Brossette veut que cette satire ait été composée en 1665. Cependant Boileau a donné sur son vers la petite note suivante, que M. Laverdet a recueillie, et sur laquelle M. Éd. Fournier (Revue Française, tome XIII, 1868, p. 178) a déjà appelé l'atten

D'autre part, Cailhava dit1 : « Les Italiens prétendent que Molière a fait son Festin de Pierre d'après leur Convié de pierre: ils se trompent, c'est dans l'original espagnol qu'il a puisé son sujet. » M. Antoine de Latour penche également beaucoup plus du côté de l'Espagne que de l'Italie. Parlant de notre Dom Juan, qu'il a très-finement analysé dans la compa

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tion : « J'avois fait ma satire longtemps avant que Molière eût fait le Festin de Pierre, et c'est à celle (sic) que jouoient les comédiens italiens que j'ai regardé, et qui étoit alors fort fameuse. » Peutêtre Dorimond et Villiers n'ont-ils qu'après les Italiens adopté le titre sous lequel Boileau parle de la comédie de ces derniers. Il est à noter que dans les pièces de nos deux traducteurs, comme plus tard dans celle de Rosimond ', le Commandeur se nomme Dom Pierre dans la traduction du scenario italien aussi (p. 158), comme l'a déjà constaté l'analyse qui en a été faite par les frères Parfaict (Histoire de l'ancien théâtre italien, p. 271). Les comédiens italiens s'étaient-ils amusés à faire un jeu de mots, en appelant Dom Pierre l'homme de marbre? ou bien Dorimond et Villiers avaientils voulu justifier par ce nom le titre que leur avait imposé l'usage, et qui cependant alors aurait dû être plutôt le Festin de Dom Pierre? Cet expédient, pour expliquer un titre mal fait sans doute, mais non pas entièrement inintelligible, ne serait ni bien ingénieux, ni bien clair. Nous croirions difficilement à un contresens fait par notre public sur le mot italien pietra, qu'on ne pouvait guère confondre avec Pietro. Une erreur sur le mot Convitato serait moins surprenante, mais le serait encore un peu. Ce qui est probable, c'est que Festin de pierre avait paru signifier assez clairement, malgré l'ellipse: Festin de l'homme de pierre, de la statue. On ne peut rien conclure de l'usage, qui s'est conservé, d'écrire Pierre par un grand P. On voit imprimés avec plusieurs majuscules d'anciens titres, tels que le Collier de Perles, et bien d'autres, ne contenant que des noms communs. De toute façon, Molière est hors de cause. Il n'a fait que se conformer à la coutume, sans vouloir, autant que nous, s'en mettre en peine.

1. Études sur Molière, p. 122.

• On la trouvera à l'Appendice de la Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, publiée par M. Laverdet, en 1858, p. 478.

Nous avons, comme plusieurs fois la Grange, et à l'exemple des frères Parfaict, écrit Rosimont par un t, aux tomes I, p. 96; II, p. 348; III, p. 17 et 151; IV, p. 356 et 358; mais la finale est bien un d, comme le montrent non-seulement les titres des éditions originales de ses pièces, mais encore sa signature au bas de l'acte que nous citons plus bas, p. 50.

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