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de mettre quelque chose de nous dans nos œuvres. Disons donc, si on le veut, que Célimène et Armande Béjart ont bien des traits communs; que dans les tirades passionnées d'Alceste nous surprenons parfois des accents si émus, qu'ils nous semblent sortis du cœur de Molière; mais n'allons pas plus loin; il n'est pas vraisemblable que l'auteur du Misanthrope ait songé à faire au public la confidence de ses chagrins domestiques, qu'il se soit plu à se mettre en scène avec sa femme et qu'il ait trouvé plaisant de prêter à rire.

Aussi certaines clefs indiquent-elles comme modèles d'Alceste, non plus Molière, mais soit Boileau, soit le duc de Montausier. Despréaux s'est peut-être reconnu dans un ou deux passages de la pièce1; mais la ressemblance s'arrête là. Quant au duc de Montausier2, lui qui goûtait fort les petits vers dans le salon de sa femme et qui en avait fait assez longtemps à l'hôtel de Rambouillet, il n'aurait pas maltraité le sonnet d'Oronte; il est vrai qu'il parlait avec la rude franchise d'Alceste, qu'il était comme lui d'une humeur peu facile et d'un esprit contrariant; il est vrai qu'il était honnête homme; mais est-ce là Alceste tout entier 3? Non. Molière a emprunté sans doute plus d'un trait à Boileau, à M. de Montausier, à d'autres encore, à lui-même; mais ces traits recueillis de toutes parts, il les a réunis, combinés, transformés par la puissance de son génie. C'est

1. Voyez ci-après notre note au vers 772 de la comédie.

2. Le duc de Montausier était précepteur du grand Dauphin. Il avait épousé Julie d'Angennes, la reine de l'hôtel de Rambouillet.

3. L'opinion que le duc de Montausier était le modèle d'Alceste, remonte à l'époque même de la première représentation du Misanthrope. D'Olivet raconte (Histoire de l'Académie) que l'abbé Cotin et Ménage allèrent, le vendredi 4 juin 1666, «sonner le tocsin à l'hôtel de Rambouillet, disant que Molière jouait ouvertement M. le duc. » Mais M. le duc avait lu l'ouvrage, communiqué prudemment par l'auteur, et loin de s'en offenser, l'avait vanté comme un chef-d'œuvre. Saint-Simon a repris l'anecdote en y ajoutant des détails piquants. Marmontel ne l'a pas oubliée non plus; il rapporte que Montausier s'écria, en répondant à quelques officieux qui cherchaient à l'irriter contre le Misanthrope: « Ah! Molière, que n'ai-je le bonheur de ressembler à cet honnête homme ! »

ce que pensait M. Cousin quand il écrivait au sujet de la pièce qui nous occupe : «Molière n'a dit son secret à personne, et vraisemblablement il n'y a point ici de secret, excepté celui du génie. Le Misanthrope n'est la copie d'aucun original. Bien des originaux ont posé devant le contemplateur et lui ont fourni mille traits particuliers; mais le caractère entier et complet du Misanthrope est sa création 1. >

1. Jeunesse de M. de Longueville, ch. II. Certaines clefs ont donné comme modèle de Célimène Me de Longueville, cette princesse, sœur du grand Condé, depuis plusieurs années retirée du monde. Nous n'avons même pas cru devoir parler de cette interprétation.

ANALYSE DU MISANTHROPE

ACTE Ier

Dès la première scène, l'exposition de la pièce est complète; dès les premiers vers le caractère d'Alceste est dessiné : homme honnête et droit à l'excès, il est sujet à de brusques chagrins qui le rendent peu sociable. Ainsi il paraît violemment irrité contre son ami Philinte. Pourquoi? Celui-ci a rencontré un homme qu'il connaît à peine, et, selon l'usage général à cette époque, il l'a embrassé en lui faisant des protestations d'amitié; aux yeux de tous, cette manière de saluer même un indifférent ne tire pas plus à conséquence que les formules de politesse qui terminent une lettre ; aux yeux d'Alceste, c'est un mensonge, une perfidie:

Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infàme...

On sent là l'exagération d'un sentiment estimable exaspéré par les raisonnements et la fine raillerie de son ami. Alceste va plus loin il soutient que le fond de notre cœur doit se montrer dans tous nos discours et que nous sommes tenus de dire à chacun tout ce que nous pensons de lui; non seulement rien que la vérité, mais toute la vérité! A ces boutades vertueuses, Philinte oppose les maximes d'une sagesse pratique : il prend tout doucement - trop doucement même les hommes tels qu'ils sont, n'est nullement offensé de leurs défauts qui sont dans la nature, et se montre d'une indulgence si grande, qu'elle semble parfois faite de mépris pour l'espèce humaine.

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Alceste n'est pas convaincu; il persiste dans ses idées, et veut se conduire selon la morale et non selon la coutume; il a un

procès il ne s'en occupera point; l'équité, le bon droit solliciteront pour lui; il ne visitera pas ses juges, et si la cabale l'emporte, tant mieux! il aura « le plaisir » de perdre sa cause, et il le désire « pour la beauté du fait ». Malgré sa rigidité pourtant, il est amoureux, et de qui? d'une coquette! de Célimène, une jeune veuve à l'humeur frivole, à l'esprit médisant! inconséquence étrange qui surprend Philinte et Alceste lui-même; la raison lui dit qu'il a tort:

Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

(Scène I.)

Il est plus facile, en effet, de proclamer des principes absolus que d'y conformer sa conduite; Alceste va en faire immédiatement l'expérience Oronte, un jeune seigneur qui compose de petits vers, vient lui montrer un sonnet qu'il a fait depuis peu; l'avis d'un ami si austère de la vérité est précieux pour un poète. Alceste veut se récuser, mais il est obligé d'écouter. Le sonnet d'Oronte n'est pas plus mauvais qu'un autre; il est tout à fait dans le goût du temps et Philinte ne manque pas de l'applaudir. Mais Alceste enrage, se contient mal, éclate enfin, et, après quelques précautions, qui sont une concession de sa part, notons-le bien, il donne à l'auteur et au public une vigoureuse leçon de naturel et de bon goût:

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Ce style figuré, dont on fait vanité,

Sort du bon caractère et de la vérité.

Oronte, qui venait chercher des éloges et non des conseils, se montre blessé et la consultation littéraire dégénère en querelle; c'est déjà une fàcheuse affaire que la franchise d'Alceste lui met sur les bras (scène II).

ACTE II

Voici Alceste avec Célimène: son amour est aussi grondeur que sa vertu; il reproche à celle qu'il aime de retenir autour d'elle, par son accueil trop bienveillant, une « cohue » de soupirants; il ajoute qu'il l'adore « pour ses péchés » et fait tout son possible pour rompre l'attachement de son cœur; et, comme des visites sont annoncées et que ses rivaux, Acaste et Clitandre, vont entrer,

il exige qu'elle se prononce et choisisse un époux (scènes I, II. III). Les marquis arrivent avec Philinte et Éliante, cousine de Célimène; la conversation s'engage; la coquette y déploie l'esprit le plus vif et le plus piquant, mais aux dépens du pauvre prochain; on rit, on admire, jusqu'au moment où Alceste, longtemps silencieux, gourmande sans ménagements toute la compagnie :

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour;

Vous n'en épargnez pas et chacun a son tour.

Il blâme vertement l'humeur médisante de l'une et les coupables flatteries des autres (scène Iv). A ce moment, un garde vient le prévenir qu'il est cité devant le tribunal d'honneur des maréchaux: il s'agit d'un accommodement entre Oronte et lui. Cédant aux instances de Philinte et de Célimène, il se décide à obéir à l'ordre de ces messieurs, sans paraître toutefois animé de sentiments plus traitables :

J'irai; mais rien n'aura pouvoir
De me faire dédire (scènes v et VI).

ACTE III

Alceste n'est pas seul à se croire aimé de Célimène; les deux marquis prétendent également posséder ses bonnes grâces; dans une scène fort piquante (scène 1) où ils font assaut de vanité, ils finissent par convenir que celui qui pourra fournir à l'autre une preuve certaine de la préférence que lui accorde la jeune veuve restera seu maître de la place. Cet engagement pris, ils quittent fort à propos le salon de Célimène (scène III), car voici une visite qui leur eût été peu agréable: Arsinoé, une prude consommée, vient « pour quelque avis » qu'elle « croit devoir » à son amie; elle lui rapporte charitablement tous les méchants bruits qui peuvent courir à son sujet, toutes les médisances, toutes les calomnies dont on cherche à noircir sa conduite. Célimène feint de très bien prendre la chose; pour témoigner sa gratitude à cette officieuse personne, elle veut à son tour avertir Arsinoé de ce que l'on dit d'elle, et son esprit malin lance contre les prudes les traits les plus acérés; battue avec ses propres

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