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Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,

Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,

Et traitent du même air l'honnête homme 2 et le fat 3.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,

Et vous fasse de vous un éloge éclatant,

4

Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située 5
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée;

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50

1. De quel air, de quelle manière. « Voyons de quel air vous saurez vous justifier (Dom Juan, acte Ier, sc. III. (Voyez ci-dessous, vers 900 et 1351.)

D

2. Honnéte homme doit s'entendre ici, comme aux vers 140 et 1507, d'un homme méritant non seulement cette espèce de considération que le ridicule fait perdre, mais une estime plus sérieuse encore. (Note des éditeurs de Molière dans la collection des Grands écrivains.) 3. Ainsi dans le Tartuffe, vers 203 :

Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon....

Le mot fat signifiait primitivement sot, niais; il s'est employé au dixseptième siècle dans un sens moins précis, comme simple terme de mépris. 4. De l'italien facchino, portefaix, homme d'humble naissance et de métier vulgaire. On sait que le prince de Condé appelait galamment Mazarin Signor facchino. Molière a souvent employé ce terme, qui se retrouve dans Boileau :

Alors le noble altier, pressé de l'indigence,
Humblement du faquin rechercha l'alliance.

(Satire V, vers 105 et 106.)

Je ne sais point, en lâche, essuyer les outrages
D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages.

(Satire I, vers 45 et 46.)

Le mot italien, on le voit, avait pris en français le sens de homme méprisable et ridicule : « Vous n'êtes pour tout potage qu'un faquin de

cuisinier.

(L'Avare, acte III, sc. vI.)

5. Auger relève cette expression : « On ne dit pas une âme bien située; on dit un cœur bien placé. » - Nous voyons dans le vers de Molière une hardiesse de style que nous ne croyons pas équitable de reprocher à un poète.

ACTE I, SCÈNE I.

Et la plus glorieuse a des régals peu chers1,
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers 2:
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu! vous n'êtes pas pour être de mes gens 3;
3
Je refuse d'un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence;
Je veux qu'on me distingue*; et pour le trancher net,
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.

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1. C'est-à-dire offre des régals de peu de prix. La locution est peutêtre un peu étrange, et, selon Brossette, ce vers était un de ceux que citait Boileau comme exemple du jargon » qui se rencontre quelquefois dans Molière. M. Despréaux m'a dit, ajoute Brossette, qu'il avait voulu souvent obliger Molière à corriger ces sortes de négligences, mais que Molière ne pouvait jamais se résoudre à changer ce qu'il avait fait. » Notre grand comique était pressé par le temps, et, peut-être aussi, son génie l'élevait-il au-dessus de ces critiques de grammairiens, quelque fondées d'ailleurs qu'elles pussent être.

........

Non ego paucis

Offendar maculis, quas aut incuria fudit
Aut humana parum cavit natura....

(Horace, Art poét.)

2. On qui voit n'est pas on qui mêle; c'est un même mot qui fait en même temps deux fonctions différentes. Ceci est fautif (Auger). · La critique est juste; mais nous pouvons affirmer que le sens n'en souffre pas et que, dans le débit, cette négligence passe inaperçue. 3. Être pour..., c'est-à-dire étre homme à, étre capable de..., étre fait pour....

Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer.

(Racine, les Plaideurs, vers 413.)

Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.

(Tartuffe, vers 1720.)

Ce tour est très fréquent dans Molière; voyez ci-dessous les vers 259, 260, 673, 1607, 1781 et 1782.

4. Voilà le fin mot cette vertu intolérante n'est pas exempte d'orgueil; elle exige que l'on fasse des différences de mérite; ne pas la distinguer, la

PHILINTE

Mais, quand on est du monde, il faut bien1 que l'on rende 65 Quelques dehors civils 2 que l'usage demande.

ALCESTE

Non, vous dis-je, on devroit châtier, sans pitié,

Ce commerce honteux de semblants d'amitié.

Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.

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PHILINTE

Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendroit ridicule 3 et seroit peu permise;
Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur.
Seroit-il à propos et de la bienséance *

De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense?

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méler avec tout l'univers, c'est ne pas lui rendre justice et lui faire une offense.

--

1. Il faut bien encore: Philinte accepte des coutumes qu'il ne peut empêcher d'être admises; il est du monde; il obéit à l'usage. Peut-être va-t-il un peu loin et exagère-t-il la complaisance comme Alceste exagère l'austérité; Molière ne donne ni l'un ni l'autre comme le modèle parfait de l'homme juste.

2. Rendre des dehors est d'un style étrange; il est vrai que dehors emporte le sens de marques extérieures, de civilité, devoirs de politesse, et que l'on dit rendre des devoirs.

3. Notons avec soin la portée de ce mot: Molière n'entend faire rire d'Alceste que lorsque sa pleine franchise cesse d'être vertueuse pour devenir plaisante.

4. L'à-propos, la bienséance, nous l'avons déjà remarqué, préoccupent Philinte beaucoup plus que la rigoureuse morale.

Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est?

Oui 2.

ALCESTE

PHILINTE

Quoi? vous iriez dire à la vieille Émilie

Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie,

Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun?

ALCESTE

Sans doute.

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PHILINTE

A Dorilas, qu'il est trop importun,

Et qu'il n'est, à la cour, oreille qu'il ne lasse
A conter 3 sa bravoure et l'éclat de sa race?

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1. Génin rapproche de ce vers, pour le tour, la phrase suivante de Monsieur de Pourceaugnac (acte II, sc. II) : « Vous avez... un certain M. de Pourceaugnac qui doit épouser votre fille. On a, vous avez équivalent en effet à il y a, mais une relation est indiquée avec la personne que désigne le pronom sujet. (Note des éditeurs de Molière dans la collection des Grands écrivains.)

2. Ce oui est bien compromettant! Entraîné par la chaleur de la discussion, Alceste s'engage beaucoup il avait dit d'abord simplement qu'il était honteux de masquer ses sentiments sous de vains compliments; poussé par Philinte, il affirme maintenant qu'il faut dire à chacun tout ce que l'on pense de lui; ce ne serait plus là de la franchise, mais de la grossièreté qui rendrait impossibles les relations sociales. Alceste en fera l'expérience dès la scène suivante.

3. Expression belle et hardie.

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Conter est tantôt un terme familier que l'on emploie dans la colère ou par mépris pour signifier: dire des choses inutiles, banales, fausses:

Que leur contez-vous là? Peut-être ils rendent l'âme.

(Racine, Plaideurs, vers 584.)

(Tartuffe, vers 466.)

Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire.

Fort bien.

ALCESTE

PHILINTE

Vous vous moquez.

ALCESTE

Je ne me moque point,

Et je vais n'épargner personne sur ce point.

Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m'offrent rien qu'objets à 1 m'échauffer la bile;
J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,

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Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font 2; Je ne trouve partout que lâche flatterie,

Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie;

Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain 3.

Tantôt ce mot, dans un ordre d'idées tout différent, appartient au s noble et poétique :

Ariane aux rochers contant ses injustices.

(Racine, Phèdre, vers 89.)

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1. Objets propres à.....; l'expression elliptique est pleine de vivacité. 2. Remarquez l'emploi particulier du verbe faire, employé ainsi pour tenir la place d'un autre verbe quelconque; ce tour était très fréquent au dix-septième siècle :

Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille et femme.

(Tartuffe, vers 185 et 186.)

On examina mon amusement comme on aurait fait une tragédie.

(Racine, les Plaideurs, au lecteur.)

3. Rompre en visière, attaquer violemment, sans ménagement aucun.C'est en cela que le inisanthrope exagère et sort des limites de la vertu; c'est en cela qu'il est plaisant.

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