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PHILINTE

On se riroit de vous, Alceste, tout de bon,
Si l'on vous entendoit parler de la façon.

Tant pis pour qui riroit1.

ALCESTE

PHILINTE

Mais cette rectitude

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Que vous voulez en tout avec exactitude,

Cette pleine droiture, où vous vous renfermez,

1. Non, car les rieurs auraient raison, puisque Alceste semble chercher moins la satisfaction de sa conscience que celle de sa colère contre le genre humain ; il voudrait perdre son procès, non parce qu'il croit sa canse mauvaise, mais pour la beauté du fait. A ce sujet, écoutons La Harpe. «On pourrait dire à Alceste: Sans doute il vaudrait mieux que la justice seule pût tout faire; mais d'abord, ce qui est permis à votre partie ne vous est pas défendu; et, si vous opposez à l'usage la morale rigide, je vais vous convaincre qu'elle est d'accord avec la démarche que je vous conseille. Ne conviendrez-vous pas qu'il vaut encore mieux empêcher une injustice, quand on le peut, que d'avoir le plaisir de perdre son procès? Eh bien! d'après ce principe, que vous ne pouvez pas nier, vous avez tort de vous refuser à ce qu'on vous demande. Car, sans révoquer en doute l'équité de vos juges, n'est-il pas très possible qu'on leur ait montré l'affaire sous un faux jour, que votre rapporteur n'ait pas fait assez d'attention à des pièces probantes? Faites parler la vérité, et vous pourrez prévenir un arrêt injuste, c'est-à-dire une mauvaise action, un scandale, un mal réel. Que pourrait opposer à ce raisonnement un homme sans passion et sans humeur? Rien. » - Malheureusement, Alceste a de l'humeur et de la passion, et voilà pourquoi nous rions de ses boutades, tout en respectant son caractère et sa loyauté.

2. Où est ici un pronom adverbial et tient la place de dans laquelle. Ainsi, dans Racine :

Seigneur, voyez l'état où vous me réduisez.

(Andromaque, vers 927.)

Il serait facile de multiplier les exemples de cette manière de parler, très usitée au dix-septième siècle; où est beaucoup plus vif et tout aussi clair que les lourdes locutions par lesquelles on l'a remplacé.

La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?

Je m'étonne, pour moi, qu'étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C'est cet étrange choix où votre cœur s'engage1.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d'un œil fort doux :
Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse 2,
De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant
Semble 3 si fort donner dans les mœurs d'à présent.
D'où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux?
Ne les voyez-vous pas? ou les excusez-vous?

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ALCESTE

Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve

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1. Ce choix n'a rien d'étrange; il est tout à fait dans la nature et c'est un trait de génie que d'avoir fait Alceste amoureux d'une coquette; c'est par là, dit Auger, que le poète oppose dramatiquement la passion au caractère et les met aux prises l'une avec l'autre. Remarquez avec quelle aisance l'exposition de la pièce se continue: nous apprenons vite, sans que l'auteur paraisse prendre soin de nous instruire, tout ce que nous devons savoir.

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2. Expression heureuse et qui caractérise admirablement Célimène : elle enchaîne son farouche adorateur et elle l'amuse, c'est-à-dire le leurre par l'espérance, obtient des délais et des retards. un des sens du mot amusement:

Retard était en effet

Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement.

(Tartuffe, vers 215.)

Le moindre amusement nous peut être fatal.

(Id., ibid, vers 1848.)

3. Semble et non semblent, dans tous les textes, sauf celui de 1773.

Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve1,
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon foible, elle a l'art de me plaire :
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer 2;
Sa grâce est la plus forte, et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.

PHILINTE

Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé d'elle?

ALCESTE

Oui, parbleu!

Je ne l'aimerois pas, si je ne croyois l'être,

PHILINTE

Mais si son amitié pour vous se fait paroître 3,
D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui 1?

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1. Treuve est une forme archaïque; les verbes ayant à l'infinitif la diphthongue ou la changeaient primitivement en eu à l'indicatif présent pouvoir, je peux; mouvoir, je meus.

2.

Dans les citrouilles je la treuve.

(La Fontaine, liv. IX, fable 4.)

Odi et amo: quare id faciam fortasse requiris ;
Nescio sed fieri sentio, et excrucior.

(Catulle.)

Voltaire

3. Une amitié paraît et ne se fait point paraître, dit Voltaire. a tort; au dix-septième siècle, on disait fort bien se faire paraître pour se montrer, se manifester.

Mais na discrétion se veut faire paraître.

(Tartuffe, vers 1014.)

Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paraître par ces coups extraordinaires, qu'on doit profiter de ces occasions. » (Pascal.)

4. Ennui (au sing. et au plur.) s'emploie dans le sens de peine, cha

ALCESTE

C'est qu'un cœur bien atteint veut qu'on soit tout à lui, 240
Et je ne viens ici qu'à dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion m'inspire.

PHILINTE

Pour moi, si je n'avois qu'à former des désirs,
La cousine Éliante auroit tous mes soupirs;
Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme 2 étoit mieux votre affaire.

ALCESTE

Il est vrai ma raison me le dit chaque jour;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

PHILINTE

Je crains fort pour vos feux, et l'espoir où vous êtes
Pourroit....

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SCÈNE II

ORONTE, ALCESTE, PHILINTE

ORONTE

J'ai su là-bas que, pour quelques emplettes,

Éliante est sortie, et Célimène aussi;

grin, mécontentement. C'est un terme noble fort usité en poésie et que l'on trouve, dans cette acception, même en prose:

Quel triomphe pour lui

De voir mon infortune égaler son ennui!

(Racine, Andromaque, vers 396.)

1. VAR. Sa cousine Éliante (édit. de 1682 et 1734).

2. Plus conforme à votre caractère et à vos goûts, mieux assorti.

Mais comme l'on m'a dit que vous étiez ici,

J'ai monté pour vous dire, et d'un cœur véritable1,
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
Dans un ardent désir d'être de vos amis 2.

Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,

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Et je brûle qu'un noeud d'amitié nous unisse:
Je crois qu'un ami chaud, et de ma qualité,
N'est pas assurément pour 3 être rejeté.

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C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.

(En cet endroit Alceste paroît tout rêveur, et semble n'entendre pas qu'Oronte lui parle.)

ALCESTE

A moi, Monsieur?

ORONTE

A vous. Trouvez-vous qu'il vous blesse?

ALCESTE

Non pas; mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je n'attendois pas l'honneur que je reçoi1.

1. Acception assez rare sincère, qui dit la vérité.

2. L'estime qu'on a pour une personne ne met pas dans un ardent désir d'être de ses amis; elle donne ce désir, elle le fait naître, elle l'inspire. Auger)

Moliere dit dans l'Avare: « Le trouble où cette nouvelle m'a mis. (acte II, sc. 1).

3. Voyez la note au vers 60. On a cru voir dans Oronte le duc de Saint-Aignan, qui faisait des vers en effet, et s'était, paraît-il, querellé avec un autre seigneur pour un sonnet. Le duc de Saint-Aignan, à qui Racine avait dédié sa Thébaïde, était le protecteur des lettres et l'ami du roi il nous semble peu vraisemblable que Molière ait eu l'intention de le tourner en ridicule.

4. Aujourd'hui, les verbes de la deuxième, de la troisième et de la quatrième conjugaison ont une s à la première personne du singulier de l'Indicatif présent cette lettre s'est introduite par analogie avec la deuxième

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