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Attache autour de vous leurs assiduités;
Et votre complaisance un peu moins étendue
De tant de soupirants chasseroit la cohue1.
Mais au moins dites-moi, Madame, par quel sort
Votre Clitandre a l'heur 2 de vous plaire si fort?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui l'honneur de votre estime?
Est-ce par l'ongle long qu'il porte au petit doigt3
Qu'il s'est acquis chez vous l'estime où l'on le voit?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde 4?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer?
L'amas de ses rubans 5 a-t-il su vous charmer?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave

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1. Le mot est un peu brutal; Alceste s'exaspère, nous l'avons déjà observé, au son de ses propres paroles: c'est un de ses défauts.

2. Votre est méprisant.

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Quant au mot heur, la Bruyère nous renseigne « Heur se mettait où bonheur ne saurait entrer; il a fait heureux qui est si français, et il a cessé de l'être. » (La Bruyère, Caractères.)

3. Clitandre suivait en cela la mode adoptée par tous les élégants; un érudit suppose que cet ongle long « servait à gratter aux portes, usage poli qui avait remplacé celui de frapper ». - On aurait pu gratter

avec un ongle court: c'était la mode; cette explication suffit.

4. Les perruques étaient un ajustement considéré comme nécessaire et les seigneurs auraient rougi de porter des cheveux de leur cru, de ces cheveux qui ne coûtent rien. (Voy. l'Avare, acte I, scène v.)

Canons, « ornement de drap, de serge ou de soie, qu'on attachait au bas de la culotte, froncé et embelli de rubans faisant comme le haut d'un bas fort large. » (Littré.) Les élégants affectaient de porter des canons d'une ampleur démesurée. Mascarille, dans les Précieuses ridicules, (scène IX), se vante que les siens ont un grand quartier de plus que tous ceux qu'on fait ».

5. « Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu'à la tête.» (L'Avare, acte I, scène v.)

6. « Rhingrave, culotte ou haut-de-chausse fort ample, attachée aux bas avec plusieurs rubans, dont un rhingrave ou prince allemand (comte du Rhin) a amené la mode en France il y a quelque temps. » (Dictionde Furetière publié en 1690.) - Le prince dont il s'agit était le seigneur

Qu'il a gagné votre âme en faisant votre esclave 1?
Ou sa façon de rire et son ton de fausset

Ont-ils de vous toucher su trouver le secret?

CÉLIMÈNE

Qu'injustement de lui vous prenez de l'ombrage!
Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage,
Et que dans mon procès, ainsi qu'il m'a promis,
Il peut intéresser tout ce qu'il a d'amis?

ALCESTE

Perdez votre procès, Madame, avec constance,
Et ne ménagez point un rival qui m'offense 2.

CÉLIMÈNE

Mais de tout l'univers vous devenez jaloux.

ALCESTE

C'est que tout l'univers est bien reçu de vous,

CÉLIMÈNE

C'est ce qui doit rasseoir 3 votre âme effarouchée,
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée;

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de Neuviller, Frédéric, gouverneur de Maestricht; il venait souvent en France où sa femme possédait de grandes propriétés et son fils aîné menait à Paris une vie fort élégante.

1. « Tu fais le gentilhomme! » dit Dandin à son fils (les Plaideurs, vers 90). «Je ferai le vengeur des intérêts du ciel,» s'écrie Dom Juan (acte V, scène II). Faire nous semble, dans cette acception, emprunté au vocabulaire du théâtre faire tel rôle, le jouer; prendre le rôle de, se donner pour... feindre d'être...

2. Le sincère Alceste juge du cœur des autres par le sien ; il est certain que Célimène agirait avec cette constance si elle aimait Alceste comme elle est aimée de lui.

3. Expression fort juste: Alceste paraît toujours hors de lui; il n'est jamais de sens rassis.

LE MISANTHROPE.

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Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.

ALCESTE

Mais moi, que vous blamez de trop de jalousie,
Qu'ai-je de plus qu'eux tous, Madame, je vous prie?

CÉLIMÈNE

Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.

ALCESTE

Et quel lieu de le croire à mon cœur enflammé1?

CÉLIMÈNE

Je pense qu'ayant pris le soin de vous le dire,
Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire 2.

ALCESTE

Mais qui m'assurera que, dans le même instant,
Vous n'en disiez peut-être aux autres tout autant?

CÉLIMÈNE

Certes, pour un amant, la fleurette est mignonne,
Et vous me traitez là de gentille personne.

1. VAR. Et quel lieu de le croire a mon cœur enflammé ?

(1675-1682-1773.)

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· Mais, dans

L'édition originale est la seule qui porte à préposition. les autres, l'omission de l'accent n'est-elle pas simplement une négligence de l'imprimeur ?

2. Anacoluthe... « ayant pris »... puisque j'ai pris. Le changement de tour rend la phrase plus vive sans rien lui enlever de sa clarté.

Hé bien! pour vous ôter d'un semblable souci1,
De tout ce que j'ai dit je me dédis ici,

Et rien ne sauroit plus vous tromper que vous-même :
Soyez content.

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Ah! que si de vos mains je rattrape mon cœur,

Je bénirai le Ciel de ce rare bonheur !

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Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible

A rompre de ce cœur l'attachement terrible;

Mais mes plus grands efforts n'ont rien fait jusqu'ici,
Et c'est pour mes péchés que je vous aime ainsi2.

CÉLIMÈNE

Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde 3.

ALCESTE

Oui, je puis là-dessus défier tout le monde.
Mon amour ne se peut concevoir, et jamais
Personne n'a, Madame, aimé comme je fais 5.

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2. Alceste est touchant dans la naïveté de sa douleur: il sent sa faiblesse et l'avoue; cette âme énergique et fière, vaincue par l'amour, est digne de pitié.

-

3. Sans seconde, expression fréquente à cette époque, signifie sans pareille ». Les Latins employaient alter dans un sens analogue, sens de superlatif : quo pulchrior alter non fuit (Virg.). Quo major arbiter non est (Hor.).

4. Voyez ci-dessus la note au vers 277.

5. Pour cet emploi du verbe faire remplaçant un autre verbe, voyez la note au vers 92.

CÉLIMÈNE

En effet, la méthode en est toute nouvelle,
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle 1;
Ce n'est qu'en mots fàcheux qu'éclate votre ardeur,
Et l'on n'a vu jamais un amour si grondeur 2.

ALCESTE

Mais il ne tient qu'à vous que son chagrin3 ne passe ;
A tous nos démêlés coupons chemin 1, de grâce,
Parlons à cœur ouvert, et voyons d'arrêter 5....

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SCÈNE II

CÉLIMÈNE, ALCESTE, BASQUE

CÉLIMÈNE

Qu'est-ce?

1. Tout à fait dans le sens du mot querela, plainte, reproche.

2. VAR... un amant si grondeur (1674-1682-1734); notre texte nous semble beaucoup plus piquant.-— Cólimène est d'un esprit singulièrement fin et délié.

3. Chagrin, c'est-à-dire mécontentement, colère :

Je ris des noirs chagrins où je vous envisage.

4. Expression peu usitée; on dit couper court.

5. «En prose, on dirait voyons arrêter, dit Auger. La préposition à est incommode en vers... >> Malherbe, même en prose, a plusieurs fois > enployé ainsi la préposition de après voir: « Je verrai, si je puis, de ne donner point à un ingrat. » (Traduct. du Traité des bienfaits de Sénèque, tome II, p. 120.) Dans les Femmes savantes, voir est suivi de a (acte II. scène IV):

Parlons à votre femme et voyons à la rendre
Favorable..

(Les Grands écrivains, note des éditeurs.)

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