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de Puységur, deux des plus grandes sociétés magnétiques qui aient existé en Europe. Cagliostro propageait, dit-on, la haute maçonnerie. Il avait reçu ou pris, en Angleterre, le nom de grand cophte, c'est-à-dire chef suprême de la franc-maçonnerie égyptienne, branche nouvelle qu'il voulait greffer sur l'ancienne francmaçonnerie européenne. A Strasbourg, il ne s'occupa pas de former des adeptes dans la franc-maçonnerie; mais sans y penser, il en préparait pour Mesmer son rival. Cette société de Strasbourg, qu'il étonna si longtemps, ces médecins, ces savants, ces grands seigneurs qui, d'après le témoignage d'un contemporain,« se faisaient gloire de manier sa spatule, » et qu'il laissa pleins de foi au merveilleux, n'étaient-ils pas, en effet, autant d'élèves dociles et tout préparés à recevoir l'enseignement magnétique des élèves de Mesmer?

Ce fut le 19 septembre 1780, que Cagliostro fit son entrée dans la capitale de l'Alsace. Dès le matin, un nombre considérable de gens du peuple et de bourgeois étaient sortis de la ville, et debout sur le pont de Kehl, ou attablés dans les guinguettes voisines, ils devisaient sur le prodigieux personnage que l'on attendait. On lui donnait diverses origines. On racontait ses longs voyages en Asie, en Afrique et en Europe. On parlait des richesses immenses qu'il avait amassées en changeant en or les métaux vils. Pour les uns, c'était un saint, un inspiré, un prophète qui avait le don des miracles. Pour les autres, toutes les cures qu'on lui attribuait devaient s'expliquer naturellement comme le résultat de sa vaste science. Un troisième groupe, et ce n'était pas le moins nombreux, ne voyait en lui qu'un génie infernal, un diable expédié en mission sur la terre. Mais, çà et là, se rencontraient, dans cette classe même, des gens plus

favorables à Cagliostro, et qui, considérant qu'après tout, il ne faisait que du bien aux hommes, en inféraient assez logiquement que ce devait être un bon génie. Ils admettaient donc et soutenaient intrépidement tout ce que cet étrange personnage disait ou faisait dire de luimême. Or, il avait proclamé qu'il était venu et qu'il voyageait en Europe pour convertir les incrédules et relever le catholicisme. Il assurait que Dieu, pour le metre à même de justifier sa mission, lui avait donné le pouvoir d'opérer des prodiges, et même avait daigné le gratifier de la vision béatifique. On disait, en effet, qu'il avait de fréquents entretiens avec les anges....

<< Des entretiens avec les anges, s'écria un vieillard qui, sans appartenir à aucun groupe, avait recueilli et médité silencieusement tout ce qui s'était dit jusque-là; des entretiens avec les anges!... Mais quel est donc l'âge de cet homme?

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L'âge de notre père Adam, ou celui de M. le comte de Saint-Germain, lui répondit un de ses voisins en le persiflant; je vous trouve plaisant, bon homme, avec votre question. Est-ce qu'il y a un extrait de baptême pour de pareils personnages? Sachez qu'ils n'ont aucun âge, ou qu'ils ont toujours celui qu'il leur plaît d'avoir. On dit que M. le comte de Cagliostro a plus de trois mille ans, mais qu'il n'en paraît guère que trente-six.

-Trente-six ans ! Ouais, se dit tout bas le vieillard, mon coquin aurait à peu près cet âge; il faut absolument que je voie cet homme. »

Pendant ces colloques, l'homme si curieusement attendu, le grand cophte était arrivé au pont de Kehl, au milieu d'un nombreux cortége de laquais et de valets de chambre en livrées magnifiques. Il étalait le luxe d'un prince, et il savait d'ailleurs en prendre l'air et la di

gnité. A côté de lui, dans une voiture découverte, Seraphina Feliciani, sa femme, brillait de tous les charmes de la jeunesse et de la beauté. Unie à lui presque au sortir de l'enfance, elle partageait, depuis dix ans, sa vie d'aventures. L'entrée de Cagliostro dans Strasbourg fut un véritable triomphe. Elle fut à peine contrariée par un incident, qui n'eut d'autre suite que de faire éclater tout d'abord la puissance du grand cophte ou sa merveilleuse habileté dans l'emploi de la ventriloquie.

Au moment où le cortége était arrivé à la hauteur du pont de Kehl, un cri partit du milieu des groupes, et presque aussitôt, un vieillard en sortit; il se précipita au devant des chevaux, et, arrêtant la voiture, il s'écria:

<< C'est Joseph Balsamo, c'est mon coquin. » Et l'apostrophant avec colère, il répétait ces mots: mes soixante onces d'or! mes soixante onces d'or !

Le grand cophte parut calme; à peine songea-t-il à jeter un coup d'œil sur cet agresseur téméraire; mais au milieu du silence profond que cet incident avait produit dans la foule, on entendit distinctement ces paroles, qui semblaient tomber du haut des airs :

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Écartez du chemin cet insensé, que les esprits infernaux possèdent ! »

La plupart des assistants tombèrent à genoux, terrifiés par l'imposant aspect de ses traits. Ceux qui purent rester maîtres d'eux-mêmes, s'emparèrent du pauvre vieillard qui fut entraîné, et rien ne troubla plus l'entrée triomphale du grand cophte au milieu de la ville en fête.

Le cortège s'arrêta devant une grande salle où se trouvaient déjà tous les malades que les émissaires de Cagliostro avaient recrutés d'avance. On avait eu le soin d'écarter ceux qui étaient atteints d'affections graves, se réservant de les secourir à domicile. On assure que le

fameux empirique guérit tous ceux qui étaient rassemblés dans cette salle, « les uns par le simple attouchement, les autres par des paroles, ceux-ci par le moyen d'un pourboire en argent, ceux-là par son remède universel. »

Mais ce remède, en quoi consistait-il? Faut-il s'en rapporter sur ce point à ce qui est affirmé dans la Biographie de Michaud, par un auteur anonyme, qui prétend savoir que l'élixir de Cagliostro était uniquement composé d'or et d'aromates : « Nous avons eu l'occasion, dit cet écrivain, de goûter l'élixir vital de Cagliostro, ainsi que celui du fameux comte de Saint-Germain; ils n'ont point d'autre base que l'or et les aromates. » Voilà qui est bientôt dit, perspicace anonyme !

Quoi qu'il en soit, lorsque Cagliostro sortit de la salle des malades, les acclamations et les bénédictions de la foule l'accompagnèrent jusqu'à l'hôtel splendide qui lui avait été préparé, et dans lequel il allait produire d'autres merveilles, tout à fait analogues à ces phénomènes de magnétisme transcendant que nous avons à passer en revue dans ce volume.

Pour ce genre de manifestations, Cagliostro ne pouvait opérer que par l'intermédiaire d'un jeune garçon ou d'une jeune fille, qu'il appelait ses colombes, et qui jouaient le rôle de nos médiums actuels. Les colombes, ou les pupilles de Cagliostro, devaient être de la plus pure innocence. Ces enfants, choisis par lui, recevaient d'abord de ses mains une sorte de consécration; puis ils prononçaient, devant une carafe pleine d'eau, les paroles qui évoquent les anges. Bientôt les esprits célestes se montraient pour eux dans la carafe. Aux questions qui leur étaient faites, les anges répondaient quelquefois eux-mêmes, et d'une voix intelligible; mais, le plus sou

vent, ces réponses arrivaient écrites dans la carafe, à fleur d'eau, et n'étaient visibles que pour les colombes qui devaient les lire au public.

Le soir même de son arrivée, Cagliostro reçut à une table somptueusement servie, l'élite de la société de Strasbourg, à laquelle il donna ensuite une séance de ses colombes. Voici comment, d'après le témoignage des contemporains, un anonyme raconte cette soirée.

« On amena dans le salon de Cagliostro, éclairé par des procédés où l'optique et la fantasmagorie jouaient un grand rôle, plusieurs petits garçons et plusieurs petites filles de sept à huit ans. Le grand cophte choisit dans chaque sexe la colombe qui lui parut montrer le plus d'intelligence; il livra les deux enfants à sa femme, qui les emmena dans une salle voisine où elle les parfuma, les vêtit de robes blanches, leur fit boire un verre d'élixir et les représenta ensuite préparés à l'initiation.

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Cagliostro ne s'était absenté qu'un moment pour rentrer sous le costume de grand cophte. C'était une robe de soie noire, sur laquelle se déroulaient des légendes hiéroglyphiques brodées en rouge; il avait une coiffure égyptienne avec des bandelettes plissées et pendantes après avoir encadré la tête; ces bandelettes étaient de toile d'or. Un cercle de pierreries les retenait au front. Un cordon vert émeraude, parsemé de scarabées et de caractères de toutes couleurs en métaux ciselés, descendait en sautoir sur sa poitrine. A une ceinture de soie rouge pendait une large épée de chevalier avec la poignée en croix. Il avait une figure si formidablement imposante sous cet appareil, que toute l'assemblée fit silence dans une sorte de terreur. On avait placé sous une petite table ronde en ébène la carafe de cristal. Suivant le rite, on mit derrière les deux enfants, transformés en pupilles ou colombes, un paravent pour les abriter.

<< Deux valets de chambre, vêtus en esclaves égyptiens, comme ils sont représentés dans les sculptures de Thèbes, fonctionnaient autour de la table. Ils amenèrent les deux enfants devant le grand cophte, qui leur imposa les mains sur la tête, sur les yeux et sur la poitrine, en faisant silencieusement des signes bizarres qui pouvaient figurer aussi des

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