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naient sur toute la longueur de la rue Saint-Claude. A Versailles, le roi et la reine, apprenant l'heureuse nouvelle de cette cure inattendue, s'en réjouirent hautement, et envoyèrent complimenter le prince de Soubise sur sa guérison. Ce n'était là qu'une attention d'étiquette rigoureuse, et une démarche toute naturelle à l'égard d'un si grand personnage; mais elle ne put s'accomplir sans donner une sorte de consécration officielle à la gloire du divin Cagliostro. Son buste fut taillé en marbre, coulé en bronze, et au-dessous de son portrait, gravé par le burin, on lisait cet hommage poétique:

De l'ami des humains reconnaissez les traits,

Tous ses jours sont marqués par de nouveaux bienfaits.

Il prolonge la vie, il secourt l'indigence;

Le plaisir d'être utile est seul sa récompense.

Ce quatrain pouvait faire pendant avec celui que Palissot avait composé pour Mesmer.

CHAPITRE III.

Le cénacle des treize.

Que faisait cependant la docte Faculté? Elle assistait, muette et impassible, à cet insolent triomphe de la médecine illégale; sa lutte contre Mesmer avait épuisé son ardeur militante. Interrogée sur la cure qui faisait tant de bruit, elle ne répondit rien, sinon que le prince de Soubise devait guérir. La réponse n'était pas fière, mais elle a paru suffisante à plusieurs contemporains, qui ont

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écrit que la nature seule avait opéré le miracle. Quelques-uns allèrent même jusqu'à dire que le prince était guéri avant que Cagliostro l'eût visité. Du reste, Grimm, qui admet cette dernière version, paraît croire que Cagliostro était encore à Strasbourg lorsque le cardinal de Rohan l'appela pour son frère, et qu'il dut se rendre de cette ville à Paris, ce qui aurait laissé un intervalle suffisant pour qu'une heureuse révolution se fût opérée dans l'état du malade. Mais Grimm a été induit en erreur sur la circonstance essentielle. Il est certain qu'à cette époque, le grand thaumaturge avait déjà établi son officine et son laboratoire à Paris, et que pour se transporter à l'hôtel Soubise, il n'eût qu'à monter dans le carrosse du cardinal. On peut voir, d'ailleurs, dans sa Correspondance, que Grimm, à cette exception près, rend toute justice aux succès et au désintéressement de cet aventurier relativement à sa pratique médicale.

« Quelques personnes de la société de M. le Cardinal, dit-il, ont été à portée de consulter Cagliostro; elles se sont fort bien trouvées de ses ordonnances, et n'ont jamais pu parvenir à lui faire accepter la moindre marque de reconnaissance. »

Et il ajoute, touchant le mystère dont cet étrange personnage enveloppait sa vie :

<< On a soupçonné le comte d'avoir été l'homme de confiance de ce fameux M. de Saint-Germain, qui fit tant parler de lui sous le règne de Mme de Pompadour; on croit aujourd'hui qu'il est fils d'un des directeurs des mines de Lima; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a l'accent espagnol, et qu'il paraît fort riche. Un jour qu'on le pressait, chez Mme la comtesse de Brienne, de s'expliquer sur l'origine d'une existence si surprenante et si mystérieuse, il répondit en riant : « Tout ce que je <«< puis vous dire, c'est que je suis né au milieu de la mer « Rouge, et que j'ai été élevé sous les ruines d'une pyramide

<< d'Égypte; c'est là qu'abandonné de mes parents, j'ai trouvé << un bon vieillard qui a pris soin de moi; je tiens de lui « tout ce que je sais¦. »

Cagliostro était alors au point culminant de sa renommée et de son crédit. Il voulut mettre ce moment à profit pour donner le couronnement à l'édifice de sa maçonnerie égyptienne. Les aspirants à la nouvelle franc-maçonnerie se présentaient en foule, et c'étaient, pour la plupart, des personnages très-considérables; mais il mit ordre à cet empressement par une application sévère de la maxime: beaucoup d'appelés et peu d'élus. Il déclara aux futurs adeptes « qu'on ne pouvait travailler que sous une triple voûte, » et qu'il ne devait y avoir ni plus ni moins de treize adeptes, lesquels, sous le nom de maîtres, et réunis dans un cénacle particulier, seraient les grands dignitaires de l'ordre maçonnique. Il va sans dire que ces hauts grades ne pouvaient être conférés qu'à des sommités sociales; mais, pour ceux qui les ambitionnaient, il y avait encore d'autres conditions:

«Ils devaient être, dit Grimm, dans sa Correspondance, purs comme les rayons du soleil, et même respectés de la calomnie, n'avoir ni femmes ni enfants, ni maîtresses, ni jouissances faciles; posséder une fortune au-dessus de cinquante-trois mille livres de rente, et surtout cette espèce de connaissances qui se trouvent rarement avec de nombreux revenus. >>

Des événements qui suivirent empêchèrent la formation du cénacle projeté. Nous en sommes dès lors réduit à des conjectures sur ce que Cagliostro méditait de faire avec ces treize personnages nobles, instruits, garçons ou veufs, chastes et riches. Sans doute il les avait séduits par le prospectus d'une franc-maçon

1. Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et Diderot, année 1785.

nerie transcendante, dont tous les usages tiendraient du surnaturel, « où l'on vît des spectres et des démons, où l'esprit des adeptes fût magiquement entraîné loin de cette misérable planète que nous habitons 1. »

Cagliostro avait promis sans doute aux membres de ce cénacle d'élite, outre la vision béatifique, fruit de la régénération morale de l'homme, de leur communiquer encore, soit l'immortalité, soit une prolongation de la vie, effet de la régénération physique. Il est certain qu'il affirmait jouir pour lui-même de ce privilége d'une longévité extraordinaire. Une pièce curieuse, quoique évidemment satirique, qui a été conservée, peut jeter quelque lumière sur ce point. Cette pièce a pour titre :

SECRET de la Régénération, ou Perfection physique par laquelle on peut arriver à la spiritualité de 5557 ans (Bureau d'assurance du grand CAGLIOSTRO).

<«< Celui qui aspire à une telle perfection, doit, tous les cinquante ans, se retirer, dans la pleine lune de mai, à la campagne avec un ami; et là, renfermé dans une chambre et dans une alcôve, souffrir pendant quarante jours la diète la plus austère, mangeant très-peu, et seulement de la soupe légère, des herbes tendres, rafraîchissantes et laxatives, et n'ayant pour boisson que de l'eau distillée ou tombée en pluie dans le mois de mai. Chaque repas commencera par le liquide, c'est-àdire par la boisson, et finira par le solide, qui sera un biscuit ou une croûte de pain. Au dix-septième jour de cette retraite, après avoir fait une petite émission de sang, on prendra de certaines gouttes blanches, dont on n'explique pas la composition, et on en prendra six le matin et six le soir, en augmentant de deux par jour jusqu'au trente-deuxième jour.

<< Alors on renouvellera la petite émission de sang au crépuscule du soleil. Le jour suivant on se met au lit, pour n'en plus sortir qu'à la fin de la quarantaine, et là, on avale le pre

1. J. B. Gouriet, Personnages célèbres dans les rues de Paris, depuis une haute antiquité jusqu'à nos jours. Paris, 1811, in-8, t. I, . p. 260.

mier grain de matière première. Ce grain est le même que Dieu créa pour rendre l'homme immortel, et dont l'homme a perdu la connaissance par le péché; il ne peut l'acquérir de nouveau que par une grande faveur de l'Éternel, et par les travaux maçonniques. Lorsque ce grain est pris, celui qui doit être rajeuni perd la connaissance et la parole pendant trois heures ; et, au milieu des convulsions, il éprouve une grande transpiration et une évacuation considérable. Après que le patient est revenu, et qu'il a été changé de lit, il faut le restaurer par un consommé fait avec une livre de boeuf sans graisse, mêlé de différentes herbes propres à réconforter.

<< Si le restaurant le remet en bon état, on lui donne, le jour suivant, le second grain de matière première dans une tasse de consommé qui, outre les effets du premier, lui occasionnera une très-grande fièvre, accompagnée de délire, lui fera perdre la peau et tomber les cheveux et les dents. Le jour suivant, qui est le trente-cinquième, si le malade est en force, il prendra pendant une heure un bain qui ne sera ni trop chaud, ni trop froid. Le trente-sixième jour, il prendra, dans un petit verre de vin vieux et spiritueux, le troisième et dernier grain de matière première, qui le fera tomber dans un sommeil doux et tranquille; c'est alors que les cheveux commenceront à repousser, les dents à germer, et la peau à se rétablir. Lorsqu'il sera revenu à lui-même, il se plongera dans un nouveau bain d'herbes aromatiques, et le trente-huitième jour dans un bain d'eau ordinaire. Le bain étant pris, il commencera à s'habiller, et à se promener dans la chambre, et le trente-neuvième jour, il avalera dix gouttes du baume du grand maître dans deux cuillerées de vin rouge; le quarantième jour, il quittera la maison tout à fait rajeuni et parfaitement régénéré.

« .... Nous ne devons pas oublier de dire que l'une et l'autre méthode est prescrite également pour les femmes, et que, dans ce qui regarde la régénération physique, il est enjoint à chacune de se retirer ou sur une montagne ou à la campagne, avec la seule compagnie d'un ami, qui doit lui donner tous les secours nécessaires, et principalement dans les crises de la cure corporelle2. »

1. Il n'y a qu'une méthode indiquée ci-dessus; l'autre, que nous n'avons pas, est sans doute celle qui conduit à la régénération morale. 2. Gouriet, Personnages célèbres dans les rues de Paris, t. I, p. 284-286.

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