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frappés au cœur de la France n'ont été que les contrecoups d'événements ayant eu lieu, simultanément ou séparément, sur les points les plus divers et quelquefois les plus éloignés du centre.

A ce titre, la Normandie occupe une place considérable dans l'histoire de la seconde moitié du xvme siècle. Elle a pesé d'une manière qui n'a pas été suffisamment appréciée, sur les destinées de la patrie commune. Mais soit qu'elle imprime le mouvement, soit qu'elle le subisse, elle y porte son caractère propre et distinctif: dans ce drame aux cent actes divers, qui a la France entière pour théâtre, le rôle de Rouen, de Caen et d'Alençon est autre que celui de Rennes, de Bordeaux ou de Grenoble. Ce serait faire une œuvre véritablement utile que d'étudier la Normandie à ce point de vue, surtout si de pareils travaux étaient appliqués à la Bretagne, à la Guienne ou au Dauphiné.

La publication présente apportera un large tribut à une œuvre qui sera, nous l'espérons, entreprise tôt ou tard pour nos principales provinces. Bien que nous nous soyons renfermé dans notre rôle modeste d'éditeur, cette partie de notre travail nous a présenté plus d'une difficulté. Il nous a fallu choisir, parmi les pièces nombreuses que nous avions sous la main, celles qui font le mieux connaître l'état moral, les vœux et les aspirations du pays, combler au besoin quelques lacunes par des recherches faites dans des dépôts publics, établir enfin entre tous nos matériaux un ordre régulier et un enchaînement logique. Nous n'osons nous flatter d'avoir complétement réussi.

Nous avons d'abord puisé dans la correspondance des ducs d'Harcourt et produit à leurs dates une foule de faits relatifs aux règnes de Louis XV et de Louis XVI. Ce ne sont que de simples anecdotes, des Bulletins de Nouvelles, adressés au gouverneur de la province, soit par les fonctionnaires placés sous ses ordres, soit par des amis obligeants, qui lui transmettent fidèlement les bruits qu'ils recueillent dans les salons de Paris et de Versailles, et se font un plaisir d'être ses gazetiers ordinaires. On sait combien s'étaient multipliées au XVIe siècle ces nouvelles à la main qui firent alors l'office de nos journaux quotidiens, sans être soumises comme eux au contrôle de la publicité. Ces feuilles légères, inspirées le plus souvent par la malignité, dans lesquelles l'esprit de dénigrement, les habitudes d'opposition, quelquefois même les sentiments les moins honorables, se donnèrent une libre carrière, sont loin de mériter une entière confiance. On peut en juger par les Mémoires secrets de Bachaumont, dans lesquels le plus grand nombre de ces articles sont venus se fondre et recevoir leur dernière forme. Mais si les faits livrés à la curiosité des lecteurs, d'une manière plus ou moins clandestine, ne portent pas toujours le cachet de la vérité, ils nous font connaître du moins ce que le public considérait comme l'expression de la vérité. Vrais ou faux, ils contribuèrent à former en même temps que les livres et plus complétement que les livres, ce mélange d'idées justes et d'idées erronées, de bon sens et de folie, de sentiments généreux et de préjugés stupides, d'appréciations raisonnables et de passions aveugles, qui constituent ce que l'on appelle l'opinion publique.

C'est par ce motif que nous avons dû attacher quelqu'importance à ces anecdotes qui n'offrent pas seulement l'attrait d'une lecture agréable et piquante, mais qui nous font connaître l'opinion que s'étaient faite les contemporains de Louis XV et de Louis XVI, du caractère et des habitudes de ces deux monarques et de toutes les personnes qui les entourèrent. Elles nous apprennent les jugements portés sur les mesures financières, les luttes des corps judiciaires contre l'autorité royale, toutes choses sur lesquelles les nouvellistes avaient la prétention de transmettre des renseignements puisés aux meilleures sources.

Bien plus dangereux que les indiscrétions d'une presse libre, qui trouve dans la publicité même son correctif, ces rapports clandestins ne présentent le plus souvent les actes du gouvernement que du côté qui peut le déconsidérer. Ils insistent sur le mal et glissent sur le bien. Ils offrent plus d'un détail honteux que nous avons dû laisser de côté. Rien n'est moins fait en un mot pour faire aimer les personnes ou respecter le pouvoir.

Les nouvelles de la Cour prennent le règne de Louis XV à l'époque désastreuse de la guerre de sept ans, dont les malheurs blessèrent cruellement l'honneur national et donnèrent une force nouvelle à l'opposition. La paix de 1763 fut chèrement achetée. Le Canada fut abandonné à l'Angleterre; plusieurs de nos possessions en Amérique, en Afrique, en Asie, furent perdues; des commissaires anglais vinrent présider à la destruction des fortifications de Dunkerque. C'est précisément au moment de la conclusion de cette paix humiliante, et lorsque le Roi mettait le comble aux scandales de son règne en ins

tallant à Versailles la comtesse du Barry, que fut commencée contre les Parlements cette lutte dont nous aurons à consulter les funestes résultats en ce qui touche la Normandie. Les noms du duc d'Aiguillon (1) et de La Chalotais (2) reviennent sans cesse dans les

(1) Armand-Vignerot Duplessis Richelieu duc d'Aiguillon, dont nous avons parlé dans notre for volume, p. 131, né en 1720, avait été employé à l'armée d'Italie et obtint les faveurs de Louis XV, grâce à l'appui qu'il trouva dans la comtesse du Barry. Il fut appelé au ministère des affaires étrangères après l'exil de Choiseul et il eut pour collègues Maupeou et l'abbé Terray. Les ennemis qu'il s'était attirés en luttant contre le Parlement de Bretagne et son procureur général La Chalotais, devinrent encore plus acharnés contre lui lorsqu'ils le virent tout puissant. Ils lui reprochèrent le partage de la Pologne qu'il n'aurait pu empêcher mieux que ne l'ont fait les gouvernements qui ont suivi le règne de Louis XV. A l'avènement de Louis XVI, il fut remplacé, en 1774, par le comte de Vergennes et relégué dans son gouvernement de Bretagne. Il mourut dans la disgrâce et dans l'exil en 1798. Son fils, qui embrassa avec ardeur la cause de la Révolution et fut membre de l'Assemblée constituante, s'était lié avec le duc d'Orléans auquel furent attribuées les journées des 5 et 6 octobre. Il fut lui-même accusé d'y avoir pris part et l'on prétendit même l'avoir reconnu au château de Versailles, déguisé en femme de la Halle. Il défendit avec éloquence son père accusé par Cazalès; sorti de l'Assemblée constituante, il prit part à la guerre contre l'Autriche. Lorsqu'il apprit l'attentat du 10 août, il accusa l'Assemblée législative d'usurpation, fut décrété d'accusation et se réfugia en Angleterre. Rappelé en France par le premier consul en 1800, il était sur le point de revoir sa patrie, lorsqu'il mourut à Hambourg où il devait s'embarquer.

(2) Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, né à Rennes, le 6 mars 1701, procureur général du Parlement de Bretagne, fut un des premiers magistrats qui provoquèrent l'expulsion des Jésuites. Il s'attira l'inimitié du duc d'Aiguillon, gouverneur de la Bretagne, par la chaleur avec laquelle il défendit les priviléges du Parlement. Accusé par Calonne, alors maître des requêtes, d'être l'auteur des lettres anonymes publiées contre le duc d'Aiguillon, il fut, le 11 novembre 1765, arrêté avec son fils et mis en prison à SaintMalo. Ses mémoires répandus dans toute la France excitèrent l'indignation générale contre le gouvernement. Les autres Parlements de la France prirent fait et cause pour le Parlement de Bretagne qui avait déclaré La Chalotais et son fils innocents.--Le Parlement de Paris ayant évoqué l'affaire paraissait disposé à donner tort au duc d'Aiguillon, lorsque Louis XV défendit dans un lit de justice de donner suite à la procédure commencée. La captivité de La Chalotais ne finit cependant qu'à la mort du Louis XV, en 1775. Il mourut dix ans après, le 12 juillet 1785.

récits de nos gazetiers. Rennes, Rouen, Besançon, Bordeaux, Grenoble, Pau, Toulouse, sont le théâtre d'événements dont le récit répand dans toute la France l'effroi et l'indignation. Il n'est bruit que des gaspillages de la Cour, de l'illégalité des impôts, des exactions des fermiers généraux. Les factums dont les Parlements inondent la France font peser sur le Roi et ses ministres une effrayante responsabilité. Déjà sous l'empire des terribles émotions qu'excite la crainte de la disette, le peuple entend répéter dans des brochures insolentes et même dans des mémoires revêtus d'une certaine autorité, que le Roi lui-même spéculant sur les misères populaires, fait acheter secrètement les blés à vil prix, pour les revendre dans les lieux où s'est produite, par ses soins, une cherté factice. C'est ainsi que ceux qui devaient avoir le plus à redouter la colère du peuple semblaient se faire un jeu de lui dévoiler les injustices dont ils le disaient victime, en mettant à nu tour à tour les vices des institutions qui faisaient peser sur lui les charges les plus lourdes. Dans les temps de disette, les intendants ne craignaient pas de se plaindre hautement de l'insensibilité des riches, et les documents où se trouvaient consignées ces récriminations imprudentes étaient imprimés et distribués par milliers.

Après avoir effrayé le peuple en lui présentant le tableau souvent exagéré de ses souffrances, on ne se montra pas moins empressé de discuter en sa présence

Son fils, procureur général au Parlement de Bretagne, traduit au Tribunal révolutionnaire, mourut sur l'échafaud, le 10 juillet 1794, en même temps que le fils de Buffon.

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